Avant le départ à l'usine et l'arrivée dans les bacs, il est une étape indispensable dans la finition d'un album, bien souvent ignorée, le Mastering. Un métier exécuté dans l'ombre par un homme plus que discret : Michel Geiss.
Loin de nous l'idée de tomber dans l'autosatisfaction et de faire un portrait de chacun des membres de Musicrun, mais l'interview de Michel ayant été réalisée avant sa participation au site et l'intérêt des propos qui en découle nous poussent à la diffuser maintenant. Si en plus, je vous dévoile pas plus tard que tout de suite qu'il a travaillé pendant près de 20 ans aux côtés de Jean-Michel Jarre, qu'au moment de notre interview il achevait le dernier album de Laurent Voulzy Avril, je mets toutes les chances de mon côté pour attirer votre attention !
Mastering : définition
Le mieux est d'abord de bien comprendre ce qu'est le mastering. "Le mastering intervient à la fin du mixage, celui-ci étant la réduction en 2 pistes, quelquefois en 6 pistes pour les versions 5 + 1, mais le plus souvent en 2 pistes - c'est-à-dire un canal pour la gauche et un pour la droite. On appelle ça de la stéréo. Toutes les pistes enregistrées séparément sont donc réduites en une paire de canaux, destinés aux deux haut-parleurs. Mais un mixage sorti d'un studio d'enregistrement peut encore être amélioré, dynamisé, corrigé. On peut le rendre plus agréable à écouter, même à volume réduit. Cela implique de traiter les rapports de niveaux du mixage, de compresser la dynamique, mais aussi modifier les graves, les aigus. Des compensations d'écoute peuvent être nécessaires, lorsque l'ingénieur du son a eu au mixage une impression un peu fausse de ce qui sera entendu en moyenne par le public. En effet, un travail idéal en studio devrait théoriquement impliquer une connaissance parfaite du rendu acoustique particulier de l'association des haut-parleurs avec l'acoustique de la pièce de travail. C'est possible, mais nécessite une grande habitude de l'endroit, ce qui n'est pas facile, surtout quand l'ingénieur y travaille pour la première fois.
En fait, le mastering consiste à rétablir cet équilibre de fréquences, mais aussi à embellir le mixage, à lui donner le profil définitif. Après avoir écouté la version sortie du studio de mix, il arrive assez souvent qu'un artiste me dise : "Quelle différence ! C'est incroyable !". Il faut également penser à rendre l'écoute de l'album 'compatible' avec les autres disques afin qu'une réalisation et le profil sonore d'un disque soient dans une certaine 'norme'.
Autre objectif du mastering : celui plus délicat de rectifier sur la demande du client des erreurs de mixage : quand par exemple on doit recourir à des artifices pour faire sortir plus ou moins la voix quand elle a été sous-mixée, ou modifier en plus ou en moins la présence de tel ou tel instrument.
Il incombe aussi à l'ingénieur de mastering d'éliminer les éventuels parasites, clics divers, souffles, ronflements, qui auraient pu échapper à la vigilance lors des mixages, ou qui étaient difficilement réparables à cette étape, de même qu'améliorer les débuts, ou fins de morceaux, notamment les fades (baisses progressives de niveau).
On demande quelquefois à l'ingénieur de mastering de réaliser des montages, c'est-à-dire des assemblages plus ou moins complexes de différentes parties d'une chanson. L'objectif est souvent de raccourcir une version album un peu trop longue pour satisfaire aux critères de diffusion radio ou clip, où la limite à ne pas dépasser est généralement les quatre minutes fatidiques ! Autre fonction du montage, bien plus délicate et difficile : il est arrivé plusieurs fois qu'on me demande de prendre dans une version d'un mix un couplet, le refrain dans une autre, une partie du couplet suivant dans une autre version, la suite du couplet dans la première, un mot du refrain dans un autre mix, en assemblant le tout de telle façon qu'on ne remarque rien ! Grande vigilance obligatoire ! Sans parler du fait que lorsque ces mixages ont été faits à des jours ou des semaines d'intervalle, la compatibilité est loin d'être garantie !"
M comme modestie
"C'est un métier très technique, et un peu artistique dans la mesure où l'on est juge d'une certaine esthétique du son, mais qui demande une grosse dose d'humilité. Il ne faut pas perdre de vue qu'avant tout, ce qu'on entend dans un album, ce n'est pas le mastering lui-même, mais surtout sa conception, bien sûr, la qualité de l'interprétation vocale et instrumentale, mais aussi ses arrangements, son mixage, etc. Le mastering n'est qu'une finalisation, et à ce niveau, l'ingénieur de mastering que je suis dépend totalement de tout ce qui a déjà été fait en amont. Cela incite à vraiment reconnaître et à respecter le travail des autres, même si par moments on aimerait pouvoir résoudre tel ou tel problème de mix... En mastering, il faut accepter de rendre uniquement autant que possible les choses agréables à écouter ."
Et puisque l'on parle très peu du mastering, on ne parle pas non plus de la personne qui s'en occupe, le grand public connaît à peine son existence... Cette "grosse dose d'humilité" ressort à chacune des phrases de Michel. "Certains sont des créateurs et des entrepreneurs. Mais ils ont besoin de gens à leur service. On parle plus des ingénieurs du son et des réalisateurs, mais c'est normal. J'avoue être objectif en disant que le mastering n'est pas le travail le plus important, même si je prends ça très au sérieux quand je m'en occupe.
En fait, un mauvais mastering peut "ruiner" le travail de toute une équipe artistique, et même compromettre les chances d'un album. Je pense notamment à l'abus de traitements comme la compression multibandes, qui tend à imiter le son des radios FM, avec comme résultat une fatigue à l'écoute, le contraire du plaisir musical. Ce qui, à mon avis, a tendance à dégrader le son des disques d'aujourd'hui c'est la course au niveau. On veut que son CD paraisse 'plus fort' que celui des autres, mais on ne sait pas souvent qu'au-delà de certaines limites, plus de volume sur un CD, c'est moins de qualité à l'écoute.
Cela dit, en dehors de ces considérations techniques, j'aime bien être au service des autres, même si mon travail se fait dans une certaine discrétion. On trouve l'équivalent dans beaucoup de métiers, en F1 par exemple, où l'on parle beaucoup plus des pilotes que des techniciens qui sont autour...
J'ajoute un dernier point sur ce sujet : certains ingénieurs de mastering aux Etats-Unis ont reçu des récompenses, pour le mastering de tel ou tel album. Au passage, cela démontre quelle importance on accorde à cette étape d'un disque outre Atlantique. Pourtant, j'en ai discuté avec Greg Calbi que je connais assez bien pour avoir travaillé avec lui sur plusieurs albums de Jean-Michel Jarre, quand je ne faisais pas encore ce travail moi-même. Il a reconnu humblement avoir reçu un Award pour un album sur lequel il n'était pratiquement pas intervenu, tellement le son du mixage était bon ! Si je vous raconte cette anecdote, c'est volontairement pour remettre les choses en place. Quand un mixage est correct, on a peu de choses à faire en mastering. Auquel cas, il vaut mieux ne pas intervenir, plutôt que de chercher à justifier son métier en traitant ce qui n'a pas besoin de l'être. Par conséquent, d'abord respect du travail des autres, humilité, et comme dans le serment d'Hippocrate, premièrement, ne pas nuire."
En Avril la confiance brille
Maintenant que nous avons bien assimilé la définition et "l'être" du mastering, interrogeons notre homme sur ce projet qui lui tient à coeur et dont on sent qu'il a envie de parler : l'album Avril de Laurent Voulzy. Il n'est pas arrivé là par hasard, non. Michel Coeuriot lui fait confiance et ce n'est pas la première fois. "On a appris à se faire confiance mutuellement. Je respecte énormément non seulement le personnage, mais aussi sa culture musicale.
Concernant les conditions dans lesquelles Avril a été réalisé, et au sujet de mon intervention, il y avait un problème à gérer qui n'était pas des moindres. Le projet s'est déroulé dans des circonstances, disons... exceptionnelles dans la mesure où Laurent Voulzy est un très grand perfectionniste, et… attend pratiquement qu'on lui arrache son "bébé" des bras pour considérer que son travail est terminé ! D'où la situation de grande urgence pour le reste du travail ! Il passe un temps sur ses enregistrements et ses mixages totalement en dehors de la norme dans les métiers du disque... jusqu'à entrer dans des zones dangereuses en ce qui concerne la fin des travaux !
Mais les maisons de disques ont des impératifs de sortie. La sortie d'un disque, surtout quand il s'agit d'un artiste majeur comme Laurent Voulzy, c'est un peu comme le lancement d'une fusée. Il y a des créneaux. Si ça ne part pas à un moment bien précis, ça doit être reporté à beaucoup plus tard. En ce qui me concerne, ça s'est terminé de façon extrêmement serrée et tendue. La maison de disques (BMG) attendait le mastering terminé et livré à Paris pour le 15 novembre à midi, alors que moi, pour faire mon travail, j'ai reçu les éléments définitifs à midi même ! Heureusement, j'avais déjà bien avancé en amont. Mais il n'empêche que le dernier jour a tout de même été très intense !
En dehors du fait que ce mastering m'était confié pour des raisons techniques et artistiques, il me semble qu'il aurait été improbable de pouvoir travailler avec un autre prestataire, avec un rendez-vous précis fixé à l'avance, à Paris ou ailleurs. Michel Coeuriot savait parfaitement que ça allait se terminer de cette façon. Je me suis mis à la disposition du projet, pratiquement jour et nuit. Certainement une bonne solution, compte tenu du contexte. Toujours est-il que j'ai terminé un premier mastering qui est parti dans une première usine par un taxi venu le récupérer sur place... et pendant que ce taxi l'emmenait, un autre était envoyé chez BMG pour le deuxième master que je réalisais dans la foulée, deux usines ayant été mobilisées pour travailler en parallèle, pour pouvoir fournir à temps les magasins ! Et le lendemain matin, une moto est arrivée chez moi pour récupérer le master des cassettes !"
Tout le monde au travail !
Un projet d'album, comme n'importe quelle autre aventure créative, unit son petit monde. De la confiance naît la complicité... "Sur cet album, mon travail a été inhabituel, Michel Coeuriot m'ayant aussi sollicité pour finaliser les mixages, et notamment le traitement des voix, sachant que je l'avais déjà fait sur le Live de Patrick Bruel. Le son des voix, à mon avis, est essentiel. Pour différents masterings, notamment pour Michel Coeuriot, j'avais déjà dépassé le rôle habituel d'ingénieur de mastering, qui en principe n'intervient que sur un mixage terminé, et j'ai travaillé séparément les voix et la musique dans Pro Tools, ajusté les niveaux, les compressions, les égalisations... Mais cette fois-ci, je l'ai fait presque systématiquement sur tous les morceaux. J'ai donc pu travailler dans cette optique et même de façon encore plus utile, puisque la dernière semaine, j'étais au studio de Laurent Voulzy pour intervenir directement sur le mixage, en amont et plus seulement au moment du mastering. Evidemment, c'était plus efficace, parce que je pouvais affiner les effets de réverb, les échos, les égalisations directement à la source. C'était pour moi très appréciable, même artistiquement, et j'ai pu mettre en application des principes bien plus difficiles à mettre en oeuvre au mastering lui-même.
Alors que Laurent travaillait dans la journée avec Hubert Salou, l'ingénieur du son du projet depuis les débuts, j'arrivais moi-même vers 22 heures pour enchaîner. Il n'y avait que Laurent pour dormir 4 heures par nuit ! Pour ma part, je ne suis pas du tout nocturne d'habitude, j'ai pourtant été très étonné de constater plusieurs fois qu'il était déjà 6 heures du matin... J'ai vécu un moment magique. Certaines interventions étaient très longues et minutieuses, sur les voix par exemple, mais à un moment, c'était lui qui disait : "Bon, je crois qu'il faut qu'on aille dormir !"
A la suite de mon travail sur les mixes, j'ai pu mastériser certains titres pratiquement sans modifier le son du mix, simplement en réglant les niveaux. Il faut d'ailleurs masteriser beaucoup plus aujourd'hui que dans les années 80. On est passé du simple au double ! On s'en rend bien compte à l'écoute de Caché Derrière. Le standard a changé, les outils ont évolué. Et puisque le volume sonore est un facteur de compétition entre disques, il faut être compatible avec la norme. Mais je reste vigilant sur ce point. J'ai une certaine éthique de mon travail et je vais le moins possible à l'encontre de mon idée de l'esthétique du son d'un disque, où un excès de niveau, dû par exemple à des compressions inappropriées, peut nuire à la qualité."
Une histoire d'hommes
Lors de cette interview, on sent que Michel Geiss préfère parler de Michel Coeuriot et Laurent Voulzy... Paroles spontanées, remplies de respect et d'admiration.
Michel Coeuriot
"Ma collaboration avec lui est d'abord professionnelle, même s'il y a une part d'amitié. Mais il est tellement professionnel, qu'il ne ferait pas appel à moi s'il n'était pas satisfait de mon travail. Je considère que c'est un véritable réalisateur comme il n'en existe plus beaucoup. C'est quelqu'un qui a des goûts musicaux très variés et très riches, et qui est capable de s'adapter à beaucoup de concepts artistiques, de les pousser jusqu'à leurs extrémités. D'ailleurs, je pense que ce n'est pas un hasard que quelqu'un d'aussi talentueux que Laurent Voulzy ait fait appel à lui une nouvelle fois. Alors même que Laurent est déjà un artiste accompli et d'une rare inspiration musicale, il fait quand même appel à Michel. C'est un signe ! Nous avions auparavant travaillé chacun de notre côté, c'est la première fois que je me retrouvais avec lui en studio. Il m'a vraiment impressionné par son sens artistique, sa perception du style de jeu des musiciens, et sa justesse de vue sur l'influence des différents éléments d'un mixage sur l'esprit d'une chanson. Il m'a appris énormément. Un exemple : il distingue parfaitement si un batteur joue de façon appropriée par rapport au style d'un morceau. Pour moi qui vient d'un univers de musique électronique et d'une culture différente, c'était une expérience très riche.
Michel est un véritable réalisateur, dans la mesure où il est capable de "fabriquer" un album complet, en partant de simples mélodies et des textes. Je parle là de son profil artistique, mais évidemment, avec Laurent, son rôle était un peu différent, notamment pour les orchestrations, arrangements et interventions musicales diverses. Avec Laurent Voulzy, il m'a semblé qu'il s'agissait en fait d'une sorte de 'partenariat artistique'. Michel Coeuriot est quelqu'un de très important dans le métier du disque en France."
Laurent Voulzy
"J'ai été fasciné par le personnage de Laurent Voulzy. C'est quelqu'un d'extrêmement profond et sensible, un vrai artiste, mais aussi quelqu'un de très doux. J'apprécie aussi sa grande simplicité. Je l'ai vu plusieurs fois nous servir le repas au studio ! Et j'ai même eu droit à chanson et champagne le jour de mon anniversaire ! Il est très attentif à tous les détails dans le processus de réalisation de son album, et surtout les rapports entre les voix et les musiques. Même s'il est très musicien dans sa démarche, il fait aussi très attention à la compréhension des textes. Il passe des heures à écouter les morceaux avec une acuité étonnante, à tout vérifier sur des petits haut-parleurs, et détecter et corriger certains mots qui seraient un peu "ensevelis" dans la musique.
Il dit ne pas avoir envie qu'Alain Souchon soit déçu si l'on ne comprenait pas bien ses textes, mais je le soupçonne de surtout veiller à ce que ses disques soient les plus proches possibles d'une perfection absolue. C'est tout à son honneur, d'autant plus qu'il y met bien plus d'énergie, de volonté et de patience que la plupart des autres artistes. Il ne se repose pas seulement sur un ingénieur du son pour faire le travail. Il n'est pas uniquement assis à côté de lui pour lui demander "Tiens, tu pourrais me mettre un peu plus ou un peu moins de ça ou de ça...". Non, il lui arrive souvent de le faire lui-même. Il s'implique totalement dans ce qu'il fait, de façon très sérieuse. C'est aussi sa façon de respecter son public, mais avant tout de s'impliquer dans son "œuvre".
Bien sûr, ces réglages de rapport voix/musique sont très délicats, très pointus, puisqu'avec un niveau de voix excessif, on risque d'avoir une chanson moins intéressante à écouter, et la musique perdrait de son importance. Mais en même temps, une voix un peu en retrait dans un mixage fait perdre de l'impact et de la présence à une chanson. Un simple demi-dB de niveau de voix change la perception d'une chanson ! Pour en revenir à Laurent Voulzy, il est clair qu'il ne compte pas son temps au travail ! On sent que sa passion, sa vie, c'est de créer son disque."
Et Michel Geiss alors ?
On sait maintenant combien Michel Geiss a apprécié de travailler avec des gens aussi soucieux de qualité et de détails. Mais lorsqu'on lui fait remarquer que lui aussi est un perfectionniste, voilà ses termes : "Oui, bien sûr... mais le perfectionnisme ne suffit pas pour obtenir de bons résultats... J'étais d'abord électronicien, avant de m'intéresser à la musique et au son, et d'en faire mon activité professionnelle. Grâce à cela, je sais que certains processus de traitements sonores, quand ils sont faits d'une certaine manière, peuvent donner des résultats différents de ceux qu'on a l'habitude d'entendre." Oui, d'accord, sans commentaire !
Michel aime travailler seul pour masteriser et nous en explique les raisons : "Oui, pour cette étape finale et cruciale, je travaille isolé et sans la présence des artistes. Pour moi, le mastering est un travail qui nécessite beaucoup plus de concentration encore que tout ce qui est fait en amont, y compris le mixage. Les moindres détails, les plus minuscules défauts doivent être surveillés et remédiés autant que possible. Dans un moment de concentration comme celui-là, en plus du problème de délai que j'évoquais tout à l'heure, la présence de quelqu'un distrait. C'est inévitable. Certains tiennent à assister au mastering, et je respecte bien sûr leur attitude, mais je l'évite au maximum.
De plus, je suis habitué à mon installation, et je sais entendre exactement sur mes haut-parleurs ce que je dois faire. A ce sujet, il y a une illusion à laquelle certains artistes croient encore : qu'en allant au studio de mastering, ils vont participer, maîtriser le processus. Mais en fait, en dehors des montages et du choix de l'ordre des titres, qui aujourd'hui se font très souvent en amont sur une station audionumérique ordinaire, une telle participation de leur part sur les traitements sonores est pratiquement impossible. Ils ne connaissent pas l'acoustique du lieu, ni le son toujours particulier des haut-parleurs sur place. D'autre part, ils sont flattés, et je les comprends, par des installations techniques somptueuses. Mais lorsqu'ils reviennent à leurs systèmes d'écoutes habituels, quand ils retrouvent leurs références et peuvent comparer, la déception est parfois au rendez-vous, alors qu'il est trop tard pour revenir sur ce qui a été fait.
Il y a bien sûr une grande part de psychologie dans le fait d'accompagner son "bébé", avant qu'il soit lâché dans la société et qu'il vive sa vie. Mais ce qui compte avant tout, c'est que les parents de ce bébé en soient fiers ! Il serait bon que les mentalités changent à ce sujet, et qu'on accepte l'idée que l'ingénieur de mastering est celui qui, en fait, maîtrise le son de l'album, pour le bien du résultat final.
Je vais vous raconter une anecdote qui le démontre bien. J'avais mastérisé il y a quelque temps un CD 2 titres pour Marc Lavoine destiné aux radios. Mais pour le mastering de l'album lui-même, la maison de disques avait décidé d'aller à Metropolis à Londres, studio de mastering unanimement considéré comme la référence en Europe. Les deux titres en question ont donc été aussi masterisés par leur l'ingénieur, et pas des moindres, puisqu'il s'agissait de Tony Cousins. Mais au retour de Londres, ils ont comparé les deux versions et ont constaté un vrai problème... ma version était nettement meilleure ! On m'a donc demandé si j'accepterais de refaire le travail sur la totalité de l'album 7e Ciel, ce que j'ai fait. C'est d'ailleurs à la suite de cette aventure que Didier Lozahic a fait appel à moi pour l'album de Patrick Bruel !"
Une rencontre insolite
Il est difficile de ne pas évoquer Jean-Michel Jarre quand on rencontre Michel Geiss, puisqu'il a travaillé avec lui pendant presque 20 ans, même si cette période est aujourd'hui révolue. Il nous rapporte ici leur rencontre.
"J'étais déjà très attiré par la musique électronique lorsque j'étais électronicien. Pour m'en rapprocher, j'ai contacté l'antenne parisienne de l'Audio Engineering Society, organisme américain internationnal qui se consacre aux techniques des professionnels de l'audio. L'AES diffuse notamment sa revue, une publication très pointue, d'ailleurs assez compliquée à lire, sur les évolutions et les nouveaux concepts de l'audio et de la musique électronique, la perception du son. J'ai proposé une conférence sur le synthétiseur analogique en 1974. Face à des ingénieurs de la radio et de la télé, ça a été une première expérience publique qui m'a demandé de gros efforts. Mais à la fin de ma présentation, pour laquelle j'utilisais un ARP 2600 pour illustrer mes propos, quelqu'un est venu me voir : "Je connais un musicien qui serait certainement intéressé de vous rencontrer. Il s'appelle Jean-Michel Jarre."
Bon, ça ne me disait pas grand chose. Moi, je connaissais le nom de Maurice Jarre... ! Quelques jours plus tard, Jean-Michel Jarre me téléphone chez moi (j'habitais chez mes parents) (!), et m'a dit texto : "On m'a dit que vous êtes le meilleur spécialiste du synthétiseur en France et j'aimerais bien qu'on se rencontre !" Je suis donc allé le voir et lui ai livré quelques explications sur ses synthétiseurs. C'était une rencontre très intéressante. Du temps est passé, j'ai commencé à travailler au Studio Barclay, puis l'ai rappelé. C'est alors qu'il m'a fait part de son grand projet, un album instrumental. Et pendant trois semaines, tous les soirs, j'ai travaillé sur Oxygène."
L'aventure continue
Mais ça ne s'est pas arrêté là. Ecoutez plutôt : "Les années se sont écoulées, puis il y a eu le projet Equinoxe dans lequel j'étais beaucoup plus impliqué. On y a travaillé tous les deux à temps complet, puis sur d'autres albums, et les concerts à Houston ou La Défense, la tournée en Europe. Je suis même allé jusqu'à mixer Chronologie et l'album Hong-Kong... J'ai vécu une aventure fabuleuse, une sorte de conte de fées. J'ai eu des conditions de travail complètement étonnantes, et une confiance totale de Jean-Michel Jarre. Et puis, j'ai tout de même vécu une période de succès un peu grisante.
Je précise également qu'au moment de notre rencontre, j'avais publié un article sur la synthèse sonore (analogique à l'époque !), basé sur l'ARP 2600, un synthétiseur qui commençait à vraiment intéresser les compositeurs. C'était un concept assez nouveau par rapport à celui développé par Moog plus simple d'utilisation, plus intuitif.
De plus, pour Jean-Michel Jarre, j'ai pu mettre en pratique mon métier d'électronicien pour développer certains instruments. J'ai construit un séquenceur, sur une idée de lui, dont on a longuement parlé dans la presse, celui que j'avais appelé le Matrisequencer. Il avait eu l'occasion de travailler sur des instruments un peu ésotériques au GRM - Groupe de Recherches Musicales - de Radio France, dont un séquenceur basé sur une matrice, et il était intéressé par ce concept pour son studio. Partant de cette idée, j'ai conçu et réalisé un instrument complet. Il a servi de base à de nombreux morceaux pendant très longtemps. Je dois bien avouer que le Matrisequencer a été déterminant dans le style de nombreux morceaux des albums. J'ai aussi fabriqué une boîte à rythmes, le Rythmicomputer, qui a été utilisée dans Equinoxe. J'ai également modifié certains instruments.
J'ai d'ailleurs construit un peu plus tard une console de mastering automatisée pour mes confrères DYAM Music à Paris, avant d'adopter moi-même ce métier... Ces travaux techniques divers pour Jean-Michel Jarre ont fait partie de ma collaboration tous azimuts, qui comprenait une grande partie musicale, et de nombreux échanges d'idées, y compris sur les concepts de concerts. Bref, une expérience professionnelle exceptionnelle et d'une très grande richesse !"
Michel, le Chercheur
Michel ne se contente pas d'être un simple exécutant en mastering. Il cherche, invente, développe... On ne s'étonne plus qu'il ait été d'une aide précieuse à Jean-Michel Jarre, et ceci, toujours en toute simplicité. "J'ai depuis quelques temps une collaboration avec G2SI, une société canadienne qui a développé un circuit de traitement de l'audio vraiment révolutionnaire, le MCAPS. Il ne s'agit pas d'un DSP, mais d'une technologie permettant de générer et traiter beaucoup de sons simultanément. J'avais d'ailleurs proposé le nom de Synthèse Neuronale pour la technique de production de sons, qui fait appel à de nombreuses cellules indépendantes mais interconnectables les unes entre les autres à volonté et instantanément. Elle a des applications possibles dans de nombreux domaines, pas seulement en musique, mais aussi en téléphonie, en Internet...
Au départ, cette société avait un projet d'instrument de musique auquel j'ai participé étroitement. J'ai défini les concepts de l'instrument, le Digital Versatile Synthesizer, notamment conçu pour produire les sons en multicanaux, non seulement avec une spatialisation avant/arrière, mais aussi des modulations du timbre en fonction de la position dans l'espace. Etrangement, je viens de voir qu'une société allemande, Hartmann Music, prépare la sortie d'un instrument similaire ! J'ai aussi quelques autres idées que je pourrais faire réaliser ou proposer à des sociétés qui font du logiciel musical."
Tous pareils...
Ce que nous décrit Michel maintenant est tout à fait sidérant. Où s'arrêtera la technologie ? "Alain Daniélou était un musicologue qui avait fait des études sur les rapports de hauteur de notes. A la suite de ses recherches sur la musique indienne, il a fait réaliser un instrument de musique électronique, le S52, pour mettre en application ses concepts. Il a voulu aller plus loin, avec un instrument ayant plus de possibilités sonores. Je lui ai donc proposé des idées et une technique de clavier qui pourrait convenir à ce type d'instrument. Le résultat de mes entretiens avec lui, c'est le Semantic, instrument à micro-tonalités qui comporte 36 notes par octave au lieu de 12 (l'octave tempérée habituelle), donc 3 notes possibles par demi-ton au lieu d'une seule. Il y a une note centrale, une note légèrement plus haute et une moins haute. Cela permet au musicien de jouer sur des intervalles qui expriment des sentiments différents, selon le choix des notes. Ces sentiments ont été décrits très précisément par Alain Daniélou. En jouant telle et telle note ensemble, ça donne tel sentiment, de joie, de tristesse ou d'érotisme, etc.
Normalement, pour y parvenir, notre culture musicale occidentale se repose uniquement sur les choix d'harmonie en mineur ou en majeur, de même que sur la rythmique (une musique très rythmique dégage en principe plus d'optimisme que de tristesse, alors qu'un tempo lent contribue à plus d'introversion ou à une certaine tristesse). Dans l'échelle de tonalités d'Alain Daniélou, la variété de sentiments que peut exprimer la musique se base beaucoup sur les rapports de notes, qui donnent des sensations très différentes. Pour résumer brièvement, parce qu'il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, Alain Daniélou a estimé que notre cerveau peut seulement analyser et admettre des rapports de fréquences basés sur les nombres 2, 3, ou 5, ou leurs multiples, comme par exemple 16/12. En revanche 7 ou 11, par exemple, ne sont pas très assimilables par le cerveau. De très nombreuses notes d'une échelle musicale complète s'obtiennent par ce principe. Alain Daniélou a écrit un livre à ce sujet tout à fait fascinant, La Sémantique Musicale (Ed Hermann), où il décrit la perception du cerveau comme la vision inconsciente de formes géométriques qu'il analyse avec plus ou moins de facilité. En fait, sa théorie est basée sur cette perception simple des rapports de notes.
Par exemple, si entre une note et une autre il y a un rapport de 3 sur 2 en fréquence, on sait que le cerveau peut l'analyser d'une certaine façon. Quand on est proche de ce rapport 3 sur 2, mais toujours en utilisant à l'intérieur de la fraction uniquement les chiffres 2, 3 ou 5, on arrive à avoir des rapports très proches, mais pas forcément exactement les mêmes. Exemple : entre deux notes dont la fréquence est déterminée l'une par le rapport 16/9 et l'autre par 9/5, la différence de hauteur est très faible, mais les deux notes sont utiles dans la gamme de Daniélou. Dans ce dernier exemple, en prenant comme référence un La à 440 Hz, la première note serait à 440 Hz x 16/9 = 782.22 Hz, et la deuxième serait à 440 Hz x 9/5 = 792 Hz. On a ici un écart de 1.3 % entre les 2 notes. Si l'une ou l'autre sont jouées avec un La à 440 Hz, on va avoir une sensation différente, même avec des intervalles si proches ; d'où le principe d'un instrument basé sur ces constatations. A noter que dans la gamme tempérée habituelle, entre une note et le demi-ton adjacent, l'écart est de 5.9 %. Les hauteurs du Semantic, cet instrument qui a été conçu sur mon idée à partir des principes énoncés par Daniélou, sont basées sur ces rapport de fréquences simples.
Ce qui est passionnant dans ce concept, c'est que j'y vois la notion d'une certaine universalité de la perception de l'être humain... Qu'on ait une culture indienne, africaine, européenne, américaine, etc, cette théorie tend à prouver que la façon de percevoir les intervalles musicaux contient une part d'universalité. Ca procède d'une certaine logique quelque part. Tous les êtres humains ont cinq doigts aux mains, deux yeux... on aurait donc des bases de perception identiques.
Le Semantic existe sous forme de prototype. Son système de génération de sons comprend un K2000R Kurzweil parce qu'il était plus utilisable que d'autres avec un tel concept. Sans être absolument idéal pour cette utilisation, le Semantic constitue une base de travail, que des musiciens peuvent utiliser. Considérant la richesse d'expression de ce type de gamme, on pourrait rêver de sons plus riches, différents de ceux du K2000R, disons plus adaptés. Mais il s'agit déjà d'une grande évolution par rapport aux tentatives précédentes, notamment celle du S52, où les sons étaient vraiment trop simples et peu musicaux."
Avancées technologiques
Il y a dix ans, Michel Geiss disait que ce qui avait révolutionné la musique depuis les années 60 avait été le synthétiseur et la musique électronique. Qu'en pense-t-il aujourd'hui ?
"Je crois que maintenant, cette révolution du synthétiseur n'en est plus une. Le son électronique est entré dans notre culture. Le synthétiseur ne joue plus du tout le même rôle surprenant qu'il avait à ses débuts. Il s'est intégré, banalisé. Pourtant, dans un univers sonore particulier, il pourrait encore surprendre et pourrait même aller encore beaucoup plus loin dans l'imaginaire que ce que l'on entend actuellement. D'ailleurs, la synthèse est encore très loin d'avoir dit son dernier mot, et on le verra dans les prochaines années !
En fait, depuis l'apparition du synthétiseur, l'autre grosse révolution a été l'informatique musicale. Elle a transformé radicalement la façon de composer la musique pour toute une catégorie de compositeurs. C'est réellement un autre moyen de faire de la musique, et qui a même amené des styles nouveaux, ceci ayant eu un impact profond sur la musique en général. Le séquenceur et le travail en "boucles" ont notamment amené la techno. Lorsque c'est l'outil en lui-même qui détermine des formes musicales, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a un impact profond dans la création ! Sans porter de jugements de valeur sur les musiques en question, on voit bien que la musique électronique d'aujourd'hui est totalement dépendante du MIDI, des séquenceurs, et de l'audionumérique.
En fait, après l'arrivée du synthétiseur qui était traditionnellement un instrument autonome, c'est l'ordinateur qui est devenu l'instrument révolutionnaire. Aujourd'hui, en matière de sonorités, il n'y a même plus de différence entre un instrument virtuel sur ordinateur et un instrument sous forme de boîte en métal ! L'instrument virtuel réside dans l'ordinateur sous forme logicielle... Il y a seulement 10 ans, on n'aurait pas pu l'imaginer. Et dix ans, c'est tellement peu dans l'histoire de la musique !"
Festival d'artistes
Pour conclure, nous demandons à Michel de nous parler un peu du travail qu'il a effectué pour Daniel Balavoine, parce que, ici à la rédaction, c'est un artiste qui nous manque... Nous ne perdrons pas une occasion d'y faire allusion, c'est clair ?!!!
"A l'époque, je m'étais un peu écarté de mon activité professionnelle habituelle, je travaillais pour Fairlight France. Jo Hammer, qui était impliqué sur l'album Sauver l'Amour de Daniel Balavoine, m'avait demandé si je connaissais un moyen de faire fonctionner ensemble le célèbre séquenceur du Fairlight, connu des anciens utilisateurs sous le nom de "Page R", et une boîte à rythmes, la Linn Drum. Le Fairlight était un instrument vraiment fabuleux à l'époque. Il permettait de travailler en séquence sur la musique, avec des patterns qui tournaient en boucle, et dans lesquels les gens plaçaient des notes sur l'écran avec un stylo lumineux - en anglais, un light pen. De plus, à cette période, on aimait beaucoup le son des boîtes à rythmes, notamment celui de la Linn Drum. Normalement, les deux ne pouvaient pas fonctionner ensemble. Jo Hammer m'a donc demandé d'étudier la question : quand l'un démarrait, l'autre devait pouvoir suivre le même tempo, ils devraient être synchronisés et jouer en même temps. J'ai donc réalisé un circuit électronique spécial. Je suis allé au studio de Daniel Balavoine pour le mettre en service. C'est ainsi que je l'ai rencontré."
Tout récemment, Michel a travaillé sur le Bruelive - Rien ne s'efface, après avoir précédemment masterisé l'album studio Juste Avant. Là encore, une rencontre et une expérience enrichissante qui l'a agréablement surpris.
"Curieusement, comme pour mon mastering de l'album Avril de Laurent Voulzy, ça s'est passé dans les limites extrêmes ! Là aussi, un taxi attendait le master pour le porter à l'usine ! Comme Laurent Voulzy, Patrick Bruel a une grande acuité auditive, il entend des détails très fins. On pourrait penser que quelqu'un comme lui, avec une telle habitude de la scène et des niveaux de retours très élevés, aurait moins de capacité à entendre les finesses. Ce n'est pas du tout le cas. A mon étonnement, je l'ai entendu me dire : "A tel endroit, le son est un petit peu différent de ce que tu avais fait la dernière fois…". Et je lui ai répondu : "Bon d'accord, tu m'as prouvé que tu as très bien entendu !" En fait, il sait parfaitement ce qu'il veut. Quelqu'un de très exigeant lui aussi !. Il a des attentes particulières. Il m'a demandé des modifications jusqu'à la dernière minute. Bien sûr, c'est tout à fait son droit et bien légitime ! Sur le Live, il a même réussi à me faire travailler 36 heures d'affilée !
Que ce soit Jean-Michel Jarre, Laurent Voulzy, Patrick Bruel ou Daniel Balavoine, je me suis aperçu que ce sont des artistes qui avaient en commun le perfectionnisme dans leur travail, une très grande exigence avec eux-mêmes et avec les autres. Même si les personnages et leurs chansons sont très différents, ils ont un professionnalisme identique."
Interview réalisé par Maritta Calvez & Ludovic Gombert en 2003 pour le site Musicrun (photos ©Ludovic Gombert).