Figure emblématique et incontournable de l'informatique musicale, Jean-Marc Thiebaud, Directeur Général de Steinberg France, nous livre ses impressions sur l'évolution du marché, secteur en perpétuel mouvement…
Peux-tu nous résumer ton parcours musical/professionnel jusqu'à l'apparition de Steinberg France ?
J'ai un parcours de guitariste, instrument que je pratique depuis l'âge de dix ans. A cette époque, je jouais avec un groupe des morceaux de Genesis ou de Yes. Ensuite, j'ai bifurqué vers une influence plus 'Gong'.
Plus tard, avec l'apparition des nouvelles technologies, je me suis mis aux claviers. Vers 1984/1985, nous répétions dans le sous-sol d'un petit magasin d'informatique traditionnel, au 5 boulevard Voltaire, à côté de la place de la République à Paris. Dans ce local, j'avais un petit studio avec une console, un magnétophone 8 pistes à bandes, un Yamaha DX7, un Roland JX-3P et un ARP Omni-2.
Un jour, le patron du magasin vient me voir en me disant : 'J'ai été contacté par des allemands qui souhaiteraient venir présenter à Paris des logiciels permettant de faire de la musique'. J'ai organisé alors l'agencement de cette présentation avec plusieurs Commodore 64 et un Atari 520ST. Pour l'anecdote et avec le recul, les deux personnes qui sont venues nous faire la démo de leurs produits n'étaient ni plus ni moins que Wolfgang Duren, futur patron de Waldorf (attaché commercial de Steinberg à l'époque), tandis que l'autre deviendra plus tard directeur commercial chez Creamw@re.
Ils nous ont donc présenté des programmes tournant sur Commodore 64 dont principalement un petit séquenceur qui s'appelait Pro 16 et qui ne faisait, bien entendu, que du MIDI. Il gérait les événements et l'on éditait la partition sur 3 portées, le tout en couleur.
Puis ils nous ont montré un produit qui était en version béta à l'époque et qui portait le nom bizarre de 'Pro 24'. On a tout de suite été séduit par ce logiciel et l'on s'est alors associé avec l'une des figures emblématiques des magasins de musique à Pigalle, Alain Leprètre, à l'époque patron de Central Rythmes, et on a monté une petite boutique au 75 rue Pigalle (quartier privilégié pour la musique).
On m'a installé un petit bureau tout au fond du magasin qui s'appelait Computer Music & Games, sur lequel j'ai placé des ordinateurs Commodore 64 et Atari. A partir de là, l'aventure a commencé. Cela dit, à tout seigneur tout honneur, il y avait déjà Clément Gourand de Numéra qui était présent sur le marché avec les produits Macintosh, mais nous sommes arrivés avec des produits plus grand public. Début 1986, la MAO a explosé et l'on a commencé à vendre des packs 'Atari 1040 + Pro 24'… à la pelle !
Tu étais seul pour t'occuper de tout ?
Non, nous étions trois dans l'aventure. La structure qui a été créée pour gérer la distribution de la partie informatique s'appelait Saro Informatique Musicale. Et puis, en allant aux Etats-Unis, nous avons récupéré quelques marques dont Midiman.
En 1989, est arrivé Cubase. Je me rappelle être allé au meeting à Hambourg chez Steinberg . Les ventes de Pro 24 fonctionnaient très bien, et, derrière un rideau, un peu comme dans les meilleures soirées Apple, ils nous ont montré le clou du spectacle : on a vu sur un Atari le nouveau logiciel dont le nom à l'époque était Cubeat.
Maintenant il y a prescription, mais j'étais vraiment furieux. J'ai discuté avec l'équipe de Steinberg en leur disant : 'Pourquoi nous amenez-vous un nouveau séquenceur, que va-t-il apporter de plus ?'. C'était Cubase qui arrivait avec son interface graphique et son écran principal d'arrangement, on peut le dire, universellement copiée dans la foulée. Il est donc sorti sur Atari, puis sur Macintosh et enfin sur PC.
Nous avons ensuite quitté le 75 boulevard Voltaire pour aller au 66 où la boutique s'appelait MMS (MIDI Musique Service). Il y avait de nombreux produits chez Steinberg, mais celui qui générait le chiffre d'affaires principal pour l'entreprise était le séquenceur.
Enfin, en mars 1995, Steinberg a décidé d'asseoir un peu plus son nom sur le terrain et de changer son mode de distribution. Ainsi est née la filiale française, avec une identité particulière puisqu'elle est associée à une structure de distribution, à savoir SCV International. Nous avons donc redéménagé à Roissy.
Quelle est la part d'utilisateurs entre Mac et PC ?
C'est à l'image de ce marché, c'est-à-dire entre 80 et 85 % PC et 15 à 20 % Macintosh. Curieusement, le marché des professionnels est lui à 99 % sur Macintosh, ce qui est un cas typiquement français par rapport aux autres pays où le PC prédomine.
Quel est ton avis sur l'évolution de l'informatique musicale ces dix dernières années ?
Je suis très content parce que gérer une société comme Steinberg France qui possède une forte image de marque, c'est fantastique. A côté de ça, je suis conscient que ces dix dernières années, on a chamboulé toute une économie. Quand on voit ce que fait Cubase VST, aujourd'hui dans sa dernière version 5.1, on trouve : un magnétophone, une table de mixage, des effets, des synthétiseurs virtuels et pour quelques Euros de plus, on peut ajouter d'autres synthétiseurs. Et non des moindres, mais des répliques qui ont marqué ces dernières décennies et que l'on payait 80 000 F à l'époque, que l'on peut avoir maintenant pour moins de 300 €.
Parallèlement, la bande magnétique n'existe (presque) plus et les magnétophones à bandes disparaissent. Il faut se mettre dans l'esprit que toute l'industrie, les chaînes de fabrication et toutes les personnes qui faisaient vivre ce secteur sont ramenées à des personnes qui programment du code. Et la puissance des ordinateurs augmentant, cela ne va pas s'arrêter là.
Face à ce phénomène, quelle orientation prend Steinberg pour ses nouveaux produits ?
Je crois que nous sommes à un moment où si tu mets face à face le plus puissant des G4 et le plus puissant des P4, il n'y a pas photo. J'aurai pour preuve le nouveau logiciel Steinberg 'Grand Piano Concert' qui possède de nombreux paramètres et utilise une capacité de ressource machine très importante.
Avec un Macintosh, on arrive à en tirer 8 voix de polyphonie, tandis que sur un PC, on a toutes les options ouvertes, avec 64 voix de polyphonie. Donc le PC est en train, en terme de puissance pure, de proposer une sacrée différence par rapport au Mac.
C'est encore plus flagrant avec l'arrivé du VST System Link qui va permettre de connecter plusieurs ordinateurs entre eux par la liaison numérique des cartes audio. Par exemple, un utilisateur Macintosh va pouvoir, soit connecter un deuxième Mac à 3 000€, soit relier un PC à 1 200 € acheté en grande surface. Je pense que cela va faire évoluer le marché professionnel vers le monde du PC parce qu'ils vont se dire : Autant rajouter plus que le double de ma puissance, avoir un environnement Windows tout en ayant une application maître tournant sur ma plate-forme principale, pour un prix moins élevé qu'un Mac.
Concrètement, on aura l'application principale Cubase dans un ordinateur, des VST instruments tous réunis dans un 2e, HALion avec l'échantillonnage dans un 3e et pourquoi pas Nuendo dans un 4e. C'est une ouverture dans plein de domaines. D'abord à titre personnel, parce que les vieux ordinateurs qui ne servaient plus peuvent désormais être réutilisés pour ajouter de la puissance à un système existant. Ensuite pour l'éducation, cela permet de travailler en réseau. Et enfin en studio, ce système pourra permettre à un ingénieur, par exemple, de réaliser des prises de voix pendant qu'un autre, sur une machine différente, travaillera avec un plug-in.
Dans un autre registre, une des grandes réussites, c'est le travail de très longue haleine que j'ai mené avec l'Education Nationale depuis une dizaine d'années. La qualité du logiciel Cubase, sa portablilité sur différentes plates-formes, sa facilité d'accès et le travail de Steinberg France ont fait qu'il y a deux ans maintenant, Cubase VST Score est devenu ce qu'on appelle RIP 'Reconnu d'Intérêt Pédagogique' par le Ministère de l'Education Nationale et c'est le logiciel officiel utilisé dans les établissements scolaires (écoles primaires, collèges, etc.). Il est même exigé aux épreuves de CAPES pour être professeur de musique. Cette réussite est un grand plaisir personnel.
Aurais-tu quelques anecdotes à raconter ?
J'ai une petite anecdote assez récente. J'ai eu la chance de rencontrer et de travailler avec un certain nombre d'artistes (Jean-Marc a notamment travaillé sur les spectacles de Starmania, La légende de Jimmy, Notre-Dame de Paris… NDR) et il y a quelques années, j'ai rencontré Jean-Jacques Goldman sur l'album 'Frédéricks, Goldman, Jones'.
C'est quelqu'un de très fidèle et je reçois régulièrement à la maison ses albums généralement accompagnés d'un petit mot. Sur le petit mot joint au dernier album Chansons pour les pieds, il y avait marqué : Jean-Marc, tu ne vas pas me croire, mais il y a des pistes de l'album qui ont été enregistrées dans le micro du Mac !. Il faut préciser que la configuration de Jean-Jacques est un PowerBook G3/300 qui possède un petit trou tout en haut de l'écran pour le microphone. Il n'a jamais voulu installer de carte audio car son portable lui sert juste de maquette, donc il chante et joue de la guitare devant l'écran du Mac.
Alors qu'aujourd'hui les gens parlent de cartes 24 bits/96 kHz, résolution de temps, etc., voilà bien la preuve que ce qui compte, c'est la matière. Je le répète toujours lors des interviews : il n'y a pas de logiciel de talent, c'est l'artiste qui fait la différence.
Propos recueillis par Ludovic Gombert le 15 janvier 2002 pour le magazine Musicrun