Le nom de Deep Forest parlera plus à nombre d'entre vous, or Eric Mouquet est le fondateur de ce groupe, avec Michel Sanchez. Mais ce n'est pas lui que nous venons interviewer aujourd'hui. En effet, nous nous intéresserons au producteur, au réalisateur, au compositeur… Il nous a accueillis chez lui, dans son studio, suivez-nous !
Le temps passe très vite, surtout dans le domaine de la musique électronique où les tendances changent à la vitesse de la lumière. Il était donc de bon ton de demander à Eric de nous rafraîchir la mémoire quant à son histoire !
La chose la plus connue que j'ai pu faire ces dernières années, c'est essentiellement Deep Forest. C'est un groupe que j'ai créé avec Michel Sanchez en 1990 et qui a explosé en 1991, 1992. On a eu la chance d'avoir un titre qui s'appelait Sweet Lullaby et qui a été joué dans le monde entier. Depuis, ça ne s'est jamais arrêté. L'album suivant nous a permis de recevoir un Grammy Award aux Etats-Unis, des tournées ont suivi et la notoriété du groupe s'est vraiment étendue. A partir de là, ça m'a permis de développer d'autres activités, notamment en tant que producteur pour travailler avec différents artistes.
Mais avant de créer ce groupe, j'étais déjà compositeur, je faisais des chansons pour moi ou d'autres personnes. Deep Forest a été une carte de visite qui m'a permis de continuer cette activité. Maintenant, je passe à peu près la moitié du temps à faire des choses pour le groupe, et l'autre moitié à faire des productions pour des artistes.
Mmm… Ce qu'il ne dit que très discrètement, c'est que Deep Forest a réellement défoncé les portes que sont les frontières, jusque-là très fermées, du marché international. Deep Forest est bel et bien l'un des groupes précurseurs d'une certaine musique électronique s'alliant aux musiques et aux chants traditionnels de pays lointains ! Mais, pourquoi toujours si loin ?
C'est plus exotique pour nous ! C'est l'attrait du voyage, aller chercher dans d'autres pays des choses qui nous surprennent. C'est vrai que je suis aussi passionné par, notamment, les musiques bretonnes, et celtiques. Dans les années 90, j'avais fait un album sorti chez EMI qui s'appelait Dao Dezi. C'est étonnant, parce que j'avais repris des titres que Manau a également utilisé par la suite ! J'avais travaillé avec Tri Yann et plein d'artistes bretons sur scène. J'ai été surpris à l'époque de voir que, comme dans tous les domaines, il y a toujours des gens très conservateurs ou progressistes. Il y avait ceux qui étaient enthousiasmés par le fait qu'on puisse mélanger la musique bretonne avec les synthés et ceux qui disaient Qu'est-ce qu'ils viennent faire dans notre truc ? Il n'est même pas breton !
L'électronique fait peur aux gens parce qu'ils ont l'impression que c'est le diable ! Les Bretons sont des gens qui ont du caractère : ils ont pris position d'un côté ou de l'autre, ceux qui me défendaient et ceux qui m'attaquaient. C'était assez drôle !
Cette réaction ne s'est jamais produite avec des musiciens africains, par exemple. Au contraire, ils sont toujours flattés et très ouverts quand on travaille avec eux, ils ont envie de partager. Heureusement, la Bretagne s'est ouverte aujourd'hui, mais peut-être qu'il fallait que cette musique bretonne soit faite par des musiciens bretons… Il est vrai que j'arrivais avec l'image de Deep Forest, jouant du clavier… c'était suspect ! On demande toujours si c'est bien nous qui jouons les notes ou bien la machine… Les gens ne connaissent pas les sampleurs, les séquenceurs… c'est quelque chose qui persiste encore… Pour les curieux qui voudraient l'écouter, je pense qu'on doit encore trouver cet album dans les bacs !
L'actualité d'Eric, c'est l'Espagne avec Ana Torroja, ancienne chanteuse du groupe Mécano. Nouveau voyage, autre travail.
En dehors de toute programmation, toute production, j'aime aussi faire une simple chanson, un peu de piano, un peu de guitare et envoyer. Au début, j'ai juste proposé à Ana une ou deux chansons qu'elle est venue enregistrer ici. ça lui a plu et voilà. Je pense que c'est un métier de rencontres, donc en passant du temps dans le studio, nous avons discuté, nous avons fait un peu de musique, puis elle m'a demandé de réaliser un arrangement sur une chanson qui n'était pas de moi. J'ai accepté et, de fil en aiguille, je me suis retrouvé à m'occuper des arrangements sur la moitié des titres de l'album. Après avoir écouté la maquette, c'est assez naturellement que son équipe m'a demandé si je voulais réaliser tout l'album et si j'avais du temps pour cela. C'est ainsi que j'ai été embarqué pour six mois de travail !
Nous nous connaissions déjà un peu avec Ana parce qu'on avait fait un titre ensemble pour Deep Forest sur l'album "Comparsa" ça s'était très bien passé et l'on s'était dit qu'on se reverrait, qu'il se passerait des choses. A chaque fois que j'ai réalisé des albums, c'était dû au hasard d'une rencontre dans une soirée ou dans un aéroport… ! Pour travailler avec des artistes comme Ana qui passent leur vie dans différents pays, il faut vraiment qu'il y ait des circonstances qui se mettent en place.
Peut-être que ce qui a plu à Ana et à la maison de disques c'est l'angle que j'ai pu apporter. J'ai essayé de travailler au plus proche de ce que je ressens d'elle, c'est-à-dire qu'en parlant avec elle, quand je l'entends chanter, je ressens une personne très sensible, à fleur de peau, qui ne peut pas chanter des choses superficielles, aussi bien dans les paroles que dans la musique. C'est un travail difficile à mettre en œuvre, parce que ça veut dire qu'on doit faire de la musique un peu plus sophistiquée sur des chansons destinées au grand public. On doit être rigoureux et ne rien laisser au hasard pour ne pas avoir le sentiment d'avoir fait un "truc" facile…
Les mélodies que nous avons faites ensemble pouvaient évoluer jusqu'au dernier jour du mixage pour atteindre l'émotion maximale sans pour autant partir sur des choses complètement inaccessibles. J'aime essayer de faire du qualitatif et du populaire en même temps. Dans la musique, rien n'est figé. C'est d'ailleurs la difficulté, car on peut ne jamais terminer un album, la tentation est grande !
Avec Ana, quand on a terminé, on avait encore plein d'idées, on s'est dit que si on avait un mois de plus, on referait bien des choses ! Finalement, ce qui est passionnant, c'est de rechercher. C'est pour ça que j'ai une technique de travail très particulière : jusqu'au moment où on va fermer le studio, tout est encore possible, même pendant le mastering. J'aime laisser cette possibilité, sinon, je m'ennuie, utiliser les accidents, les erreurs, un code mal fait et rebondir.
À propos de technique de travail : audio, MIDI, synthés, prises live, sons stockés… Comment travaillait Eric, comment travaille-t-il aujourd'hui ?
Le système d'enregistrement, c'est Pro Tools. Enfin, l'audio hardware de Pro Tools géré à travers Logic Audio et la console est une Euphonix. J'utilise de moins en moins le MIDI. J'enregistre les synthétiseurs en temps réel et après, je m'en sers en tant que samples. Avant, tous mes synthés étaient en MIDI. Maintenant, j'ai changé de technique, car ça me permet d'aller beaucoup plus vite.
Pour une introduction de chanson, par exemple, j'ai très vite envie d'avoir plusieurs sources avec le même synthé. Donc j'enregistre un son, je stocke, je joue autre chose, je stocke, il se peut alors que je n'aie plus besoin du premier… J'ai l'impression d'être un peu comme un peintre qui pose des touches de couleur comme ça, en suivant une inspiration, mais sans vraiment savoir où il va. À un moment, je vais en retenir deux ou trois qui vont me servir de base et à partir de là, je peux travailler sur le morceau. Au début, j'ai besoin de lâcher des choses… Si tout est en MIDI, pour changer, il faut reprogrammer un synthé. En tout cas, pour l'album d'Ana, j'ai fonctionné comme ça.
Il y a également beaucoup de musiciens, les guitares, la basse, la batterie, les cordes… Tout a été fait ici, sauf les cordes qui ont été réalisées à Londres. Ce qui est amusant concernant les guitares, c'est que je les ai d'abord faites au synthé ! J'ai une théorie à ce sujet qui est la mienne et qui vaut ce qu'elle vaut (!)… Je vais me faire huer par les guitaristes en disant ça, mais tant pis ! La plupart des guitaristes – et c'est normal, on a tous nos tics d'instrumentistes – jouent avec des positions propres à la guitare. Et c'est très bien, mais si on veut sortir de là, on entre dans un processus de création et de recherche qui est très long. Et quand les mecs viennent à la séance, ils repartent le soir ou le lendemain, on n'a donc pas le temps d'approfondir.
Alors j'ai pris le problème à l'envers. J'ai joué les guitares telles que je les entendais, un peu "chiadées" mais jouables, et j'ai demandé aux guitaristes de les reproduire. Il y a ceux pour qui c'était un challenge, qui voulaient y arriver à tout prix, d'autres qui ont compris l'esprit, mais plutôt que de chercher à reproduire les notes, m'ont proposé d'autres choses. C'était très intéressant pour nous tous. Parfois, j'ai gardé la vraie guitare en laissant derrière le son de synthé qui vient juste donner une matière. On a ainsi des guitares fantastiques !
Je fais beaucoup de prises, mais je sais exactement où se trouvent les choses. C'est une technique très différente et je trouve que c'est une évolution par rapport à ce qu'on avait mis en place pour Deep Forest en 1990 où l'on travaillait tout au sampleur car les multipistes numériques de l'époque n'étaient pas très performants.
Les séquenceurs MIDI étaient souvent sollicités et c'est pour cela qu'on avait un grand nombre de synthétiseurs. Il nous fallait différentes pistes, tout ce qui était en audio provenait du S3000 Akai, avec 16 sorties. On en possédait même cinq ! Tout l'audio était traité de cette manière : on ne pouvait pas penser en temps réel, on était obligé de penser par petits bouts.
En ce qui concerne les logiciels, quels qu'ils soient, j'imagine que quand on rentre dedans pour la première fois, c'est un peu prise de tête. Pour ma part, j'utilise Logic Audio. J'ai tellement l'habitude que je n'y pense même plus, c'est une interface transparente. Chacun trouve celui qui correspond à sa propre logique… L'important, c'est le résultat.
Je pense que mon travail sur les synthés est à peu près le même que tout le monde. Quand j'ai un son en tête que j'essaye de recréer, en général, je n'y arrive pas. En revanche, je trouve d'autres sons qui m'inspirent ! Je travaille à 90 % avec un clavier Yamaha Motif 7 que je reprogramme, j'utilise le Yamaha VL1 pour tout ce qui est guitare. Après, ça dépend du son que je veux obtenir. Je vais chercher à droite, à gauche, je branche un synthé, je parcours les presets, j'en modifie, je sample…
Pour Ana, j'ai utilisé le Hammond B3 sans le trafiquer. Il a une bonne prise de son en stéréo. J'ai essayé des sons de B3 en provenance d'autres appareils, parce que, par exemple, dans le Motif 7, les B3 sont super, mais ce n'est pas pareil. Si tu en as un vrai à disposition, tu sens vraiment la différence !
Éric Mouquet Musique (EMM). Parce qu'il est généreux, Éic ne veut plus garder son studio pour lui seul, mais en faire profiter des musiciens qui ont un vrai projet.
Au départ, ce studio a été conçu pour moi, c'est mon cadre de travail. J'ai travaillé pendant longtemps seul ici, mais de plus en plus, j'ai envie d'accueillir des gens, soit parce que j'aime bien leur musique, auquel cas, je les laisse travailler, soit parce que j'ai envie d'intervenir en tant que producteur ou autre chose.
J'ai envie que les gens qui viennent ici aient la même démarche que moi et se laissent surprendre. Évidemment, tous ceux qui sont venus jouer sont des super musiciens, on ne fait pas de concours de guitares, ni de démonstrations de synthés…, mais c'est une ouverture d'esprit. C'est très intéressant de voir d'autres personnes travailler sur le même matériel, ne serait-ce que pour renouveler son inspiration.
Actuellement, il y a au studio deux musiciens de 20 ans, et quand je les regarde utiliser le logiciel Fruityloops, par exemple, je ne comprends pas tout ce qu'ils font, tout comme eux, quand ils m'observent avec Logic Audio, ne comprennent pas non plus. Il y a une espèce de motivation réciproque, une nouvelle source… J'ai envie de favoriser de tels échanges.
Les musiciens se sentent bien ici, c'est un endroit calme et ils sont à la lumière du jour, c'est important. Je veux que les artistes puissent concrétiser la musique qu'ils ont en tête !
On l'aura compris, Eric Mouquet aime les échanges. Beverly Jo Scott intervient sur le dernier album de Deep Forest Music Detected.
Ma rencontre avec Beverly Jo Scott est assez particulière… J'étais en voiture à Paris, je remontais les Champs-Elysée pour reprendre la Porte Maillot et rentrer chez moi. La scène se passe vers 23 h 30, j'écoutais Pop Club de José Arthur. Elle était interviewée et elle s'est mise à chanter Le Petit Coquelicot de Mouloudji, avec une voix de rockeuse à tomber par terre, accompagnée à la guitare ! Quand j'ai entendu ça, je me suis dit Mais qu'est-ce que c'est que cet engin ? ! J'ai failli aller au Fouquet's puisque je n'étais pas loin, mais je me suis dit que c'était ridicule, je me suis dégonflé !
En revanche, le lendemain, j'ai appelé mon manager en disant J'ai écouté ça hier sur France Inter, elle s'appelle Beverly Jo Scott, est-ce que tu peux trouver son téléphone ? Il me répond qu'il la connaît très bien, qu'ils ont déjà travaillé ensemble, bref, j'ai eu son numéro tout de suite ! Je l'ai appelée, et sa première phrase, avec sa voix cassée, a été Qu'est-ce que je viendrai faire dans votre musique ? Elle a été très directe, ça voulait dire Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? Je lui ai simplement dit de venir pour que je lui propose des choses. Elle est venue, ça a marché tout de suite. C'était extraordinaire !
On s'aime beaucoup. Il n'y a pas beaucoup de personnes avec qui j'arrive à créer des chansons en deux minutes. Elle prend un papier, un crayon, elle écrit les paroles, elle se met à chanter, je fais la musique. On fait des chansons très rapidement !
Avec Michel Sanchez, on a un projet pour elle : réaliser cinq titres chacun et les réunir sur un album. Je pense que cela va se faire cet hiver.
A propos du dernier album, quelqu'un a trouvé mon adresse mail au travers d'un site d'astronomie dont je suis passionné. Il m'a demandé si j'étais Eric Mouquet de Deep Forest, je lui ai répondu que oui, du coup, on a parlé de ce nouvel album et il m'a dit qu'il était surpris par son style qui changeait beaucoup du précédent. Je lui ai expliqué quelle avait été notre démarche. On a beaucoup communiqué, il a réécouté l'album et… il est resté fan de Deep Forest !
Sur Internet, la plupart du temps les personnes te posent des questions judicieuses, précises, techniques, bien souvent sur des choses auxquelles tu n'avais pas pensé toi-même. ça t'oblige à bien réfléchir avant de répondre. C'est vraiment très intéressant.
Je me sers beaucoup d'Internet pour l'astronomie. Il y a moins d'astronomes que de musiciens… il faut bien qu'on se trouve ! Je suis inscrit sur une liste qui s'appelle AstroChti (les Chtimis sont les gens du Nord). C'est une communauté de déjantés qui font des images du ciel avec des webcams… enfin, des trucs incroyables ! J'aime les gens qui sortent des sentiers battus. Toutes les couches de la population sont représentées, mais notre point commun, c'est qu'on aime regarder les étoiles, les photographier… des points blancs sur fond noir, c'est quand même un peu barré ! Je pourrais en parler pendant des heures ! (www.astrosurf.com)
Mais en musique, je ne m'en sers pas énormément, sauf pour envoyer des MP3 bien sûr. Les informations dont j'ai besoin, je les ai en direct via les magasins que je connais très bien. J'imagine que pour ceux qui ne sont pas dans les grandes villes, c'est très pratique d'aller chercher les nouveautés, par exemple. C'est un moyen de communication formidable !
Pas d'album perso ?
Je prévois de faire un album, c'est un projet que j'ai depuis plusieurs années. Je le repousse sans cesse parce que je fais toujours passer les projets d'autres personnes avant le mien, mais j'ai vraiment envie de le faire l'année prochaine. J'ai déjà des titres à proposer, mais on est plus timide pour soi que pour les autres. J'hésite toujours à les faire écouter, je me demande pendant longtemps si c'est la bonne direction… Peut-être ai-je besoin d'un Producteur ? :)
Pour les voix, il y aura des intervenants que j'ai rencontrés au cours de mes voyages à travers le monde. Je vais également utiliser le vocodeur. L'album sera principalement instrumental, mais dans un autre esprit que Deep Forest bien sûr. Deep Forest reste notre bébé avec Michel mais je veux explorer de nouvelles choses. Des musiciens vont venir jouer, parce que je ne fais pas de la musique tout seul. Ce qui compte, c'est le plaisir de partager !
Propos recueillis par Maritta Calvez et Ludovic Gombert le 27 septembre 2002 pour le site Musicrun
Nous remercions vivement Yuki et Eric Mouquet pour l'accueil si chaleureux qu'ils nous ont réservé, ainsi que François Bronic (BMG) qui a permis cette rencontre !