Si le but du jeu est de s’arrêter une petite heure pour écouter Alain Chamfort de manière plus attentionnée que ses chansons ne semblent réclamer de prime abord, ici, à la rédaction, nous sommes prenants. Harmonies sophistiquées et détermination lui font mener une carrière dont lui seul a choisi la voie, et ce n’est pas toujours la plus simple. Félicitations !
Pour ceux et celles qui n’ont pas encore eu la chance de venir, pouvez-vous nous parler de la formule choisie pour cette tournée ?
C’est une formule plus dynamique où l’énergie a été privilégiée. Je sortais d’une tournée assez longue avec Steve Nieve dont le principe était de présenter quelque chose d’intimiste aux gens. J’avais envie de retrouver la vibration de la basse, d’avoir une batterie, de communiquer avec le public à travers cet accessoire qu’est la rythmique qui donne envie de bouger.
Mais je n’avais pas non plus envie de replonger dans un système trop prévisible en faisant une sélection de bons musiciens qui travaillent un peu pour tout le monde. Une telle équipe va essayer de reproduire l’album dans un esprit de professionnalisme qui n’est pas à remettre en cause, mais où le cœur ne sera pas forcément présent. Ils aiment ce qu’ils font, mais il s’installe en eux comme des réflexes, des mécanismes. Je ne les condamne pas, ce sont souvent des copains d’ailleurs, mais je n’avais pas envie de revivre cette expérience-là.
J’ai réfléchi à une autre solution et trouvé un groupe de musiciens qui jouaient ensemble, ils avaient constitué leur formation. Ils n’ont pas beaucoup d’heures de vol derrière eux, ils ont une certaine fraîcheur et sont extrêmement motivés. Ils ont eu envie de répondre à ma demande et se sont donnés du mal pour y arriver. Je partage avec eux des moments qui me rappellent ceux que j’ai connus quand j’ai démarré et que j’étais moi-même musicien pour d’autres artistes. Ils sont plus spontanés et dégagent quelque chose de plus léger, plus pop. C’est un compromis pop-rock qu’on peut découvrir quand on assiste à des concerts de jeunes groupes, mais qu’on éprouve rarement quand on va voir un chanteur dit confirmé.
Et vous au piano bien sûr ?
Au piano de temps en temps oui, et devant le micro quoi qu’il arrive !
Le piano est-il un instrument du quotidien pour vous ? Quel rapport entretenez-vous avec lui ?
C’est un instrument pour lequel j’ai beaucoup d’affection, mais je m’en suis un peu écarté. Si l’on n’est plus un musicien accompagnateur, si l’on n’entretient pas un travail régulier de son jeu et de sa dextérité, on perd vite. Dès que j’ai commencé à chanter, j’ai utilisé le piano uniquement pour la création, l’écriture des chansons, ce qui ne demande pas une grande technique. J’ai fini par perdre tout ce que j’avais acquis. Je suis un piètre pianiste maintenant, en revanche, j’ai gardé des notions de rythmiques. Je peux jouer du piano rythmique relativement correctement, et j’aime les harmonies. Ce sont des choses auxquelles je suis sensible et que j’arrive encore à maîtriser, malgré tout !
Il reste votre instrument de prédilection pour la création ?
Oui, parce que je ne sais pas jouer d’autres instruments. Quelquefois, j’essaye de penser à une guitare quand je joue du piano parce qu’on n’a pas les mêmes réflexes. Le piano est beaucoup plus complet, on est souvent amené à enrichir les harmonies. Les guitaristes débutants ont parfois des positions d’harmonie très simplistes, ce qui donne lieu à des compositions plus basiques. Ce n’est pas du tout péjoratif quand je dis ça, au contraire, on place davantage l’idée sur la mélodie que sur l’harmonie.
Vous créez par phases, je crois ?
Oui, il faut que je me mette des coups de pied au derrière ! C’est-à-dire que j’ai une vie un peu compliquée. Je ne suis pas le seul j’imagine, mais comme je ne suis pas quelqu’un d’organisé… Indépendamment du fait de faire de la musique, mes journées sont déjà bien remplies. Donc pour travailler, il faut que j’aie un projet, un objectif. Je pénalise alors un peu le reste et privilégie la musique.
N’avez-vous jamais été attiré par l’écriture de textes ?
Je suis quelqu’un qui entretient des complexes assez régulièrement par rapport à mes capacités. L’écriture est quelque chose qui me donne beaucoup de complexes parce que j’ai lu, je me suis intéressé à des auteurs, à la chanson, mais je ne me suis pas trouvé cette compétence-là. J’ai réussi à travers la musique à trouver mon mode d’expression. Je suis un laborieux de l’écriture. J’aime écrire. Quand j’écris une lettre, j’essaye de respecter les règles, d’employer les mots justes et appropriés, mais des gens comme Serge Gainsbourg et Jacques Duvall le font avec tellement de facilité, c’est déconcertant ! Ça m’impressionne de voir que des gens ont ce pouvoir-là. Ça me rappelle ma difficulté justement (!) et ça m’enlève toute envie de me mettre au travail ! Je réalise tout de suite mon incompétence par rapport à eux. De les voir écrire des textes de cette qualité-là avec autant de facilité m’a découragé à tout jamais. Si j’étais contraint d’écrire moi-même les textes, je pense que je fournirais l’effort, mais ça ne donnerait pas des chansons qui auraient le même esprit. Je suis naturellement plus sérieux, je manque de ce détachement qui apparaît dans mes chansons. Je peux l’avoir dans la vie, mais pas dans l’écriture. Étrange…
Des gens disent qu’écrire est une souffrance…
Oui, mais je n’ai pas envie de me mettre à souffrir (rires) ! Moi qui ai assisté à la manière dont Gainsbourg ou Duvall écrivent, je ne les ai pas beaucoup vu souffrir ! Ils souffrent pour d’autres raisons, mais pas celle-là.
Année après année, on montre une image de vous de dandy élégant, de douceur, de gentillesse… Mais j’ai l’impression qu’on omet de mettre en avant votre très grande détermination. Je me trompe ?
Ah oui… C’est une jolie observation que vous faites. Bien des gens ne prennent pas le temps, parce qu’ils ne l’ont peut-être pas, tout simplement. Je ne condamne personne, mais c’est vrai que si l’on veut vraiment se pencher sur le travail de quelqu’un, il faut le faire sérieusement en se trouvant de la disponibilité, de la concentration, de l’écoute. En portant une attention plus pointue, on peut effectivement constater les choix particuliers que nous faisons dans nos métiers. Mais en restant en surface, on ne retient que ce qui est le plus évident. Il suffit qu’un jour un journaliste prenne un angle, exemple « le dandy de la chanson française », pour qu’il soit répercuté et c’est parti pour dix ans, vous êtes le dandy de la chanson française sans que personne ne cherche à voir autre chose. C’est une facilité que l’on pourrait reprocher au métier de journaliste.
C’est vrai que j’ai une détermination dans mon travail qui n’a rien à voir avec le fait d’être « gentil ». Je suis poli, j’ai eu la chance de pouvoir me conduire correctement dans la vie. Je suis plutôt enclin à me livrer aux gens en étant accueillant et en essayant de créer une relation amicale, ce qui ne m’empêche pas de garder une ligne de conduite, une intégrité. Mais ne trouvez-vous pas que c’est quelque chose qu’on retrouve chez tous les artistes ?
Non, pas nécessairement. Il y a des gens qui se laissent influencer peut-être un peu rapidement. Il est vrai qu’il y a des choix compliqués à faire.
Oui, c’est compliqué. En ce qui me concerne, je crois qu’il faut considérer que c’est dû au fait que j’ai croisé sur ma route des gens qui m’ont permis d’aller au bout des choses. J’ai signé mon premier contrat, ce qu’on appelle un « contrat de débutant » chez Claude François. Ce n’est pas un contrat considéré en tant que tel, c’est surtout une garantie pour le producteur ! Il n’a pas été renouvelé. En signant mon deuxième contrat, j’ai tout de suite posé des exigences quant à ma liberté artistique. Je voulais être le seul décisionnaire dans mes choix. Et ça, ce n’est pas quelque chose que les maisons de disques accordent facilement. Cela ne veut pas dire que je ne me laisse pas influencer, mais par des gens dont j’aime subir les influences et tout en restant en accord avec moi-même.
Les artistes n’ont pas toujours le choix, on leur dit «tu vas travailler avec telle personne, dans telles conditions» pour petit à petit les formater en quelque sorte au plus proche de l’attente du public. Les maisons de disques vont amener l’artiste à faire un certain nombre de concessions jusqu’à perdre totalement son identité. La récompense est le succès, parfois.
C’est comme dans toutes les industries aujourd’hui, et la culture est considérée ni plus ni moins comme un bien de consommation ordinaire. Enfin, c’est la tendance vers laquelle on va, il n’y a aucune raison qu’on y échappe.
Puisque nous y sommes (!), après la fin de contrat chez Sony, cette nouvelle signature chez Delabel/EMI a dû vous apporter un nouvel espoir ?
Surtout une nouvelle envie. Après ces nombreuses années passées chez Sony, la motivation s’était un peu effritée, ce qui est normal avec le temps. Avec Delabel, je me suis retrouvé d’un seul coup face à une envie vraiment très démontrée, très affirmée. Ils ne m’ont laissé aucun doute. Alors je me suis dit que c’était là qu’il fallait que j’aille, et je trouvais les gens sympathiques. Mon interlocuteur n’était pas celui qui m’a rendu mon contrat et bien sûr, on ne signe pas qu’avec un logo, mais aussi avec les gens qui le représentent. Mais aujourd’hui, le turn-over est très rapide, comme partout, et ces gens avec qui j’ai signé ont quitté leur fonction, de gré ou de force, je ne sais plus, mais toujours est-il qu’en 2, 3 semaines, ce n’était plus les mêmes que j’avais en face de moi. Cela a rendu la situation un peu surréaliste, j’ai senti dans leurs regards qu’il n’y avait plus du tout la même réceptivité à ce que je proposais.
Est-ce une manière de procéder plus courante aujourd’hui ?
Les maisons de disques ont toujours rendu beaucoup de contrats à beaucoup de gens et à toutes les époques. Mais dans mon cas, ce qui m’a semblé être plus marquant, à l’instar de Nougaro il y a 15 ans, c’est que ça touche des gens qui ont acquis une certaine «notoriété» et qui ont un public. On m’a reproché de ne pas avoir encore vendu 50 000 exemplaires en décembre (ndlr. L’album Le plaisir a été commercialisé en septembre 2003), mais on les a atteints en mars. S’ils avaient continué à travailler dessus avec une volonté réelle et affichée… Cela demande d’en être convaincu, ce n’est pas du travail, c’est ressentir les choses et les transmettre aux autres.
Un artiste est un produit ?
Depuis plusieurs années, le recrutement des maisons de disques s’est tourné vers les écoles de commerce et de gestion. Ils ont remplacé les directeurs artistiques par des directeurs de marketing, voilà le résultat. Nous nous trouvons dans un schéma où tout est établi.
Je ne suis pas opposé au fait qu’une partie de ce métier se base sur le marketing. Quand avec mes copines on a produit A Cause des Garçons, on ne va pas se cacher, c’était un «coup». Elles n’étaient pas parties pour faire une carrière. Mais on pourrait très bien envisager d’une part ce côté marketing, et d’autre part, qu’il y ait des gens qui utilisent ce vecteur de communication qu’est la chanson pour se positionner, avoir une identité propre, un parcours personnalisé. C’est cela que les maisons de disques finissent par mettre de côté. Elles le refusent parce que c’est plus aléatoire, elles ne savent pas comment le présenter aux gens. Leur volonté est quand même de s’adresser à la masse tout de suite. Les médias sont liés eux aussi à cette exigence-là : il faut convaincre le plus de gens possible le plus rapidement possible.
Si, à une autre époque, on avait vécu dans le même état d’esprit, ça n’aurait jamais permis à Brassens d’exister, ni à tout ce patrimoine dont on s’enorgueillit aujourd’hui, dont on est si fiers de pouvoir célébrer les années et le répertoire dans les émissions de variété.
Les responsables de l’univers discographique se sont pénalisés eux-mêmes par leurs méthodes de gestion. Je crois qu’ils sont entièrement responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent.
Qu’avez-vous ressenti alors ? De la haine ?
Non, pas de la haine, ce serait ridicule. J’ai croisé beaucoup de gens qui m’ont témoigné leur indignation. Il y a eu un élan très spontané et extrêmement chaleureux. En mars 2004, il y avait 50 000 personnes qui avaient acheté mon album. Je ne connais pas mes chiffres de ventes (c’est insensé !), mais depuis, il y a dû en avoir quelques-uns qui se sont ajoutés. Ils ont l’album et c’est un album que j’aime, ça, ils ne peuvent pas me le retirer. Il ne faut pas se laisser entraîner dans un sentiment de rancœur ou commencer à vouloir endosser la panoplie de victime. Je pense au contraire qu’ils n’ont pas su profiter de la chance qu’ils avaient ! Je garde intacte l’envie de faire des chansons ! Il y aura toujours un moyen de les communiquer aux gens.
Il y a 3, 4 ans, vous n’aviez pas encore « intégré » Internet. Cela a-t-il changé ?
Oui, par rapport à cette situation précisément. Il y a des gens qui ont eu envie de réagir à l’annonce de ma rupture de contrat faite par les médias. Ils se sont rapprochés de moi et ont émis leur intention de faire un site. J’ai toujours refusé d’être l’initiateur d’un site me concernant. Et il ne suffit pas de le faire, il faut aussi l’entretenir. Pour ça, il faut avoir des gens qui ont la foi. Généralement, les meilleurs sites sont des sites de fans. Ils le font avec énormément d’envie et de cœur. Donc, ils se sont présentés et j’ai dit oui ! Il est un peu «amateur» dans sa présentation et dans sa forme, mais il est très instructif. Il ne manque rien à ma discographie, quasiment rien à ma biographie. Nous allons ajouter des extraits de chansons, présenter des clips, je vais y aller plus fréquemment, il va se développer. Ce qui est important, c’est qu’il est fait avec le cœur.
Jacques Duvall (parolier) – Mot à mot…
Un artiste – Doriand pour ne pas le nommer- pense qu’on ne reconnaît pas le talent d’Alain Chamfort à sa juste valeur. Qu’en pensez-vous ?
Je serais assez d’accord, même si avec le chemin que nous avons choisi, le fait que la reconnaissance «massive» ne vienne pas, ne m’étonne pas trop. Personnellement, je pense qu’Alain est l’un des meilleurs compositeurs Français et il y a pas mal de gens qui sont d’accord avec moi. Mais effectivement, dans ce métier, il y a tout un tas de règles à suivre pour devenir très populaire, et on ne peut pas dire qu’Alain les suive à la lettre ! Il y en a qui ont une certaine facilité à se vendre, à être tout le temps jovial, c’est leur nature. Alain ne joue pas ce jeu. Sa musique réclame peut-être un peu plus d’attention et de disponibilité, mais c’est vrai que les gens n’ont plus beaucoup le temps. La musique a pris une place moindre dans la vie des gens avec les DVD et jeux vidéo…
Avec Alain, on essaye de faire ce qu’on aime le mieux possible, en espérant qu’il y ait un résultat. Maintenant, dans le monde moderne, on constate que, dans beaucoup de domaines, ce n’est pas nécessairement la qualité qui prime. La force de frappe de la publicité est devenue un paramètre extrêmement important. La société ne tourne plus qu’autour de ça. On nous apprend de belles valeurs humanistes, mais après, quand on se retrouve dans la vie, on se rend compte qu’on doit mettre ces valeurs-là dans la poche, ne plus y penser et «bouffer» son voisin tout cru si on veut réussir.
Lui-même reconnaît-il son talent ?
On est tous un peu les mêmes, les artistes ! Nous sommes d’un côté très inquiets et plein de doutes, mais d’un autre côté, pour être arrivés à faire le pas de proposer ce que nous faisons, c’est que nous sommes persuadés d’être les meilleurs ! En discutant avec différents chanteurs, je me rends compte qu’à chaque fois qu’on travaille sur un disque, on est certain qu’on est occupé à faire le chef-d’œuvre ultime ! On a besoin de cette espèce de prétention pour oser proposer le résultat de nos élucubrations au public.
Avec Jean-Noël Chaléat, Marc Moulin et Alain, nous faisons partie de cette génération pour qui la musique était quelque chose de magique, donc elle reste toujours dans le domaine du merveilleux. Faire des chansons, c’est une grande chance que nous avons de pouvoir en vivre !
Propos recueillis par Maritta Calvez en janvier 2005 (magazine MusicView n°2)