Marc Lavoine est généreux, curieux, observateur, cultivé… De l’engagement de ses parents communistes, il a retenu la place de l’ouvrier, de l’Olympia, il a retenu l’humilité. C’est un homme et un artiste riche de toutes ses expériences qu’il a su mettre à profit pour faire sa place dans le monde de la chanson et cela fait 20 ans qu’il se donne à nous.
Vous préparez votre prochaine tournée. Par quoi commence-t-on, qui vous entoure ?
La première question qui vient est «les gens vont-ils venir ?». Ensuite, on se demande «où ?». Cette fois, c’est le Casino de Paris. Bien sûr, je travaille avec une équipe, la partie musicale et la partie structurelle, c’est-à-dire le concept. C’est alors qu’on se plonge dans ce qu’on appelle la tracklist (liste de chansons). Il faut trouver les justes doses entre les anciennes et les nouvelles chansons, choisir celles du dernier album que l’on veut promouvoir sur scène en sachant que ce ne sera pas forcément les mêmes 3 mois plus tard puisque le disque va évoluer. Il ne faut pas qu’il y en ait trop ; en ce qui me concerne un spectacle c’est 22 chansons.
A partir de là, je me baigne dans le décor et la scénographie. J’ai besoin de rêver le spectacle et je procède par étape, comme une multitude de rêves. Je pense au fait que j’ai besoin de me mouvoir à l’intérieur, à la couleur que j’ai choisie, l’espace, la musicalité. Et je finis toujours par essayer de trouver ce que je vais raconter entre les chansons en créant une évolution et en mélangeant les titres des différentes époques. Il faut apporter un lien entre elles, constituer le puzzle. Il y a donc un travail d’homogénéité à faire pour passer d’un univers à l’autre.
A propos d’évolution, on peut remarquer que vous composez de plus en plus et faites de temps à autre appel à des auteurs. Que se passe-t-il ?
Il y a une dizaine d’années, lorsque je me suis marié, ma femme m’a dit «c’est marrant, tu composes, tu joues tout le temps de la musique, pourquoi n’utilises-tu pas cette case ?» Je ne savais pas, question d’habitude ou des doutes… Et puis j’ai commencé à faire des chansons avec Michel Coeuriot, puis avec Jean-François Berger. C’est un nouveau langage pour moi. Avant, j’utilisais le langage musical des autres pour inscrire le mien. Aujourd’hui, je mets la musique sur des mots que j’écris ou co-écris ou pas du tout. Mais je demande aussi des chansons à d’autres, je n’ai qu’à les interpréter. C’est ce qui s’est fait avec Frédéric Lo et Jacques Duvall. Jacques est un auteur que j’aime depuis très longtemps, j’avais envie de travailler avec lui. Quant à Daniel Darc, c’est quelqu’un que je porte en moi depuis que j’ai travaillé à l’Olympia. Taxi Girl est né pendant que j’y travaillais en 1979-80.
Qu’avez-vous retenu de l’époque où vous travailliez à l’Olympia ?
Tout, je n’ai rien oublié ! Tout était lié au rêve que j’étais en train de vivre. Je me souviens d’Aznavour venant répéter, Montand dont je voyais le spectacle tous les soirs, mais je les voyais de différentes fenêtres. Il y avait la place que j’occupais moi, entre le public et le spectacle, qui consistait à placer les gens, leur vendre des esquimaux, essayer de faire attention au bon déroulement de l’organisation de la salle, respecter le tour de chant quand les gens arrivent en retard ; l’humilité de servir à quelque chose dans un théâtre qui vit, comme un bateau dont le gouvernail est difficile à maintenir. Je voyais les dames pipi qui venaient du théâtre elles aussi, le type des lumières, Marilyn dans le bar, Marcel qui tient le rideau, le monde ouvrier du spectacle. Je quittais le monde ouvrier des travailleurs avec mes parents communistes et je me rappelle mon père me disant de rentrer par cette porte-là. Il ne fallait pas que je quitte l’enfance de ma culture, c’est-à-dire le travail.
L’Olympia, c’était ma maison. J’y allais en sortant de mes cours de théâtre, j’en sortais pour aller dans des bars ou dans des lieux qui jouaient de la musique, le matin j’étudiais, je repassais dans la journée parce que j’y laissais mes affaires… On décide d’être heureux. Moi, j’avais décidé que c’était mon métier, et que mon métier de chanteur ne pouvait pas se faire sans le type qui fait les éclairages, sans la dame-pipi, sans le mec qui débarrasse les plateaux, etc. Je courais les castings, j’ai tourné Pause-Café, je faisais des chansons, j’avais un groupe de rock à Lyon, tout ça pendant que je travaillais à l’Olympia.
Et de l’engagement politique de vos parents, les fêtes de l’Huma de votre enfance ?
L’engagement de mes parents est très émouvant. Ils étaient issus de la guerre d’Algérie, issus de cette génération du front populaire. C’était des gens bien. Bon, politiquement, je me suis déplacé. Ma place se trouve dans les associations, sur le terrain.
Avec le Papotin, les Restos du Cœur ?
Oui, elle est plus au sein de «l’humain». Les réelles émotions, on les ressent dans les hôpitaux, avec les handicapés, avec les gens qui souffrent de discrimination. C’est là que la place de la politique est intéressante aujourd’hui. Le lien entre la résistance, le chant des partisans et la création, c’est la République. Le modèle de société n’est pas dans le slogan, pas dans la révolution, mais dans l’idée de vivre ensemble. A l’époque des grands combats sociaux, on a oublié beaucoup de gens. Mais aujourd’hui, la place des victimes de la société n’est toujours pas claire, que ce soit la drogue, la maladie, le handicap, la place de la femme dans le monde du travail, la prostitution, il y a des progrès à faire. Ça me préoccupe, ça m’intéresse. Et je ne suis heureux que là, sur scène, au Papotin, aux Restos du Cœur ou dans le Collectif contre la discrimination. Je suis sensible au mouvement des gens progressistes et des choses à inventer. Ça me plaît.
A propos d’inventer et d’imagination, vous aimez beaucoup les poètes, vous les chantez (Le Pont Mirabeau). Quelles ont été vos premières sources d’inspiration ?
Il y avait les chanteurs que je considère comme des poètes, à commencer par Gainsbourg. Je pense que c’est la personne qui a été la plus apte à faire comprendre à des gens comme moi que la poésie était une vie possible. Et avec lui, il y a eu Ferré, Reggiani, Jacques Dutronc. Si j’ai chanté Le Pont Mirabeau, c’est aussi parce que j’ai découvert Apollinaire à travers Reggiani. Ce sont ces personnages qui m’ont donné envie de jouer la comédie, de chanter, de créer. Grâce à eux, je me suis intéressé à Arthur Rimbaud, Paul Eluard, Aragon, je me suis intéressé à la langue française. Il y a eu aussi un prof de français qui a cru en moi, qui m’a dit «ce que tu crois est possible. Tu peux vivre en écrivant ou en chantant.» Du coup, ma scolarité s’est améliorée ! Elle s’est améliorée en français bien sûr, mais aussi dans le sens de la responsabilité et l’interdiction. C’est-à-dire que j’ai compris que Picasso n’a pas inventé Les Demoiselles d’Avignon, il l’a transcendé après avoir vu un tableau qui existait déjà. Des artistes comme Klein, Basquiat ou Warhol ont regardé les autres avant de trouver leur identité. A l’école, on ne vous apprend pas ça. Je suis pour l’Education Nationale, beaucoup de gens de ma famille sont profs ou instits.
Certaines de vos chansons servent de fiches pédagogiques d’ailleurs.
Ah bon ? Je suis flatté, mais, c’est grâce à l’Education Nationale, aux profs, aux moniteurs de colonies de vacances, à l’Olympia, ce sont toutes ces aventures collectives dans lesquelles j’ai été plongé qui m’ont amené à ce que je suis aujourd’hui. C’est ce qui me plaît, qui m’amène à créer des ateliers. J’aime ce mot-là, cette idée-là, parce qu’un atelier, c’est quelque chose que l’on ouvre, on pousse les murs et on rêve. C’est un espace de rêve et de création.
Ça change aujourd’hui, heureusement, mais pendant longtemps, vous avez eu une étiquette de «chanteur à minettes». Vous êtes-vous par moments senti incompris ?
Non. Vous savez, quand vous vendez 700 000 disques des Yeux revolver, vous ne pouvez pas vous dire que ces 700 000 personnes sont des abruties. Et chacun sa vitesse. Je n’ai jamais eu envie d’être tout de suite et maintenant. Je sais que c’est long de s’inscrire dans une durée. Ça fait 20 ans que les gens ne m’ont pas mis aux oubliettes ! Il faut être patient et surtout… s’en foutre. Dans la rue, je rencontre plus de gens bien que de gens pas bien, mais on en parle moins. Ce serait, d’une part faire preuve d’ingratitude vis-à-vis de ceux qui me soutiennent, et d’autre part, d’un petit peu de manque de confiance en soi que d’écouter uniquement les gens qui, soi-disant, ont le monopole du goût, non ? Tout ça change, les gens qu’on écoute aujourd’hui ont été rejetés à l’époque. C’est pour ça que Gainsbourg était très ému d’être aimé par les jeunes, parce que quand il a fait ses 1ère chansons, les jeunes branchés de l’époque ne l’aimaient pas, ils aimaient des trucs qui n’existent plus aujourd’hui. On a toujours été un peu durs envers nos contemporains, et souvent, la distance, le temps… Quand je vois certains collègues, je trouve que j’ai été assez épargné. C’est un métier de contacts, et j’ai pu travailler avec Serge Leroy, Véronique Jeannot, Claude Chabrol, Jean Rochefort, Jean-Louis Trintignant, Vincent Ravalec, Vincent Attal, j’ai même embrassé Emmanuelle Béart dans un film, Catherine Ringer, Pascal Nègre, Bertrand de Labbey, etc. C’est sympa comme dîner ! Je m’envie presque. J’avoue que je passe ma vie à ne faire que ce que j’aime depuis l’âge de 17 ans. C’est quand même un grand cadeau.
www.lepapotin.org - le journal atypique
www.autisme.fr
www.restosducoeur.org
marclavoine.fr
Dites-moi - Quel(le) est…
La chanson que vous auriez aimé écrire ?
La Javanaise, Serge Gainsbourg
La chanson méconnue de votre répertoire que vous voudriez défendre ?
Je ne sais même plus de quoi j’ai l’air, qui était le premier single sur le premier album
Le(la) chanteur(euse) que vous auriez voulu être ?
C’est une colle… Je ne pense pas que j’aurais voulu être quelqu’un d’autre… Gérard Philippe parce que c’est un acteur-poète. Un chanteur… J’aurais bien aimé être Jacques Dutronc quand j’étais petit.
Le 1er disque que vous avez acheté ?
Goat’s Head Soup des Rolling Stones
Le concert qui vous a marqué ?
Il y en a plusieurs, mais si je dois en choisir un ce serait le concert des Pink Floyd au Pavillon de Paris – Animals
La chanson de vos 18 ans ?
C’était en… 1980. Je vais dire Aux armes et cætera de Serge Gainsbourg en 1979
Le duo (même virtuel) que vous aimeriez faire ?
Sharleen Spiteri du groupe Texas.
Le tube que vous détestez ?
Je peux faire un joker ? Parce que là, franchement, il n’y a pas de chanson que je déteste à ce point. Je trouve qu’aucune chanson ne mérite d’être détestée.
La chanson que vous écoutez lorsque vous avez le blues ?
Allô Maman Bobo, Alain Souchon
Propos recueillis par Maritta Calvez en novembre 2005 (magazine Chanson Mag n°1)