Certains n’ont pas attendu que déferle la vague home studio pour enregistrer chez eux. Christophe, dont le prochain album doit sortir au printemps, compte parmi les plus authentiques précurseurs du genre.
L’atmosphère des studios « privés » n’a rien de comparable avec celle de leurs équivalents commerciaux, et pour cause : leurs destinations sont très éloignées l'une de l'autre. Alors que les seconds doivent acquérir l'équipement à la mode, penser rentabilité, enchaîner les séances… les premiers ont pour mission d'offrir un environnement sur mesure le plus propice possible à la création, de libérer leur propriétaire des contraintes horaires, de lui laisser toute latitude pour choisir le matériel en fonction de ses goûts, etc.
Le home studio où Christophe, véritable oiseau de nuit, évolue de la fin de l'après-midi jusqu'en milieu de matinée, ne déroge pas à la règle, bien au contraire. D'une part, ses achats de machines répondent à des critères plus intuitifs que techniques, et de l'autre, l'endroit est parfaitement indescriptible, fortement imprégné de sa personnalité : quelques micros d'époque à l'entrée, un Macintosh éclairé à la bougie (!), de vieilles Gretsch par-ci, de vieux Oberheim par-là… Pour rajouter au climat, nos propos furent baignés par la Neuvième Symphonie de Mahler, magnifiquement interprétée par le philharmonique de Chicago sous la direction de Carlo Maria Giulini. Grandiose…
Cela fait longtemps que tu travailles à domicile ?
Depuis le début des années soixante-dix. A l'époque, j'achetais les premiers synthés mono: ARP Odyssey, Moog… On enregistrait sur Revox. J'avais une petite mixette huit voies assez bizarre, une Sentrini je crois, avec écho incorporé. J'ai toujours été fou d'écho…
En quelle année as-tu enregistré ton premier album « fait à la maison » ?
1980.
D'où vient ce besoin d'enregistrer chez toi ?
En studio, je ne me suis jamais senti très bien. J'ai toujours eu l'impression d'arriver dans un bateau sans connaître les commandes.
Justement, en tant que capitaine, de ton propre navire, bénéficies-tu d’une quelconque formation technique ?
Non, je suis complètement autodidacte. J’ai appris par habitude, par passion, peut-être aussi par don…
Avant d'avoir cette console, une Laffont Odyssey,tu étais équipé MCI, non ?
Exact, mais elle était trop courte. Je n'avais que 24 voies alors qu'il m'en fallait 32, à cause du S3200.
Tu as changé de multipistes aussi ?
La ventilation du 3324 soufflait vraiment trop : tout ce que j'avais accroché au mur s'envolait… (rires). J'ai pris un Studer A820, avec Dolby SR. Quand il est allumé, on ne l'entend pas. C'est une machine extraordinaire, un rêve d'enfant. Je l'ai depuis maintenant trois ans.
Tu sembles consommer une sérieuse dose d'effets, beaucoup de réverbs, de délais ?
Les effets sont ma base. Pour moi, l'important, c'est d'en avoir au moins une douzaine sous la main, accessibles immédiatement, en touchant juste un ou deux boutons.
J'ai aperçu une petite Lexicon LXP·1 sur un coin de la console…
C'est l'une de mes préférées : un son court, « gaté », très beau. Par contre, je me suis débarrassé de ma PCM70. Je préfère carrément racheter une AMS ou un vieux truc dans le même style. En ce moment, je recherche une ou deux PCM60.
Pourquoi ?
Le son… Elles ont le son ! J'en possède déjà une, mais si j'en trouvais deux autres, je pourrais disposer en permanence d'une réverb courte, d'une moyenne et d'une longue. J'ai besoin que mes effets soient stabilisés, j'aime les avoir « en ligne ». Je ne travaille pas avec des program changes, je ne suis pas équipé pour. De toute façon, ce genre de système n'est pas au point. Les principes m'intéressent, mais ils ne sont encore exploités qu'à moitié. Le jour où j’aurai un Direct to Disk 32 pistes, où tout ira avec, alors peut-être…
D'autres effets ?
Un Sony M-7, un Roland DEP-5…, une LXP-15, que je trouve dangereuse. En dehors de la complexité des réglages, cet espèce d'écran orange ne donne vraiment pas envie d'y rentrer ! Je suis un fou des SPX. J'en programme toujours plusieurs, avec des délais de différentes longueurs. C'est ma façon de créer, à l'instinct, en touchant les boutons, en mettant tel instrument à gauche, tel effet à droite… Pour moi, c'est la culture Trevor Horn, Phil Spector, tous ces grands producteurs…
Lorsque tu écoutes des albums, ton oreille est donc très attentive à la production ?
Je n'ai pas besoin d'écouter la manière dont c'est fait, cela me saute aux yeux. Quand j'entends quelque chose, je vois les boutons bouger. C'est direct.
J'aperçois un BBE en haut de ton rack. Nous sommes justement en train d'en tester un…
Je l'utilise parfois, carrément à la prise, pour faire rentrer un son qui a du mal à passer.
Quand tu démarres un album, comment t'y prends-tu ? Décides-tu soudain de te mettre à écrire quelques titres ?
Non, je travaille en permanence, je vis… Cette fois, j'avais prévu d'aller enregistrer en Camargue dans un endroit fabuleux, de louer un hôtel tenu par des gens chez qui je me sens bien. Cela aurait permis d'héberger des musiciens. Un camion devait venir prendre tout mon matériel, je partais jusqu'au mois de janvier, pendant la fermeture de l'établissement. Malheureusement, ça ne s'est pas fait.
Avoir un studio chez soi peut inciter à passer beaucoup de temps sur chaque chanson, à peaufiner. Un piège aux yeux de certains…
Tant que le résultat n'est pas là, il faut peaufiner. Sinon, ce n'est pas la peine. Pas question d'avoir l'impression de « manquer » quelque chose : je prends le temps nécessaire. J'entends parfois les gens dire « Voilà maintenant huit ans que Christophe travaille sur son album ». C'est faux. Je ne suis pas sur un album, je vis. Peut-être pensent-ils que je suis un chanteur de variétés comme les autres, mais ça n'a rien à voir. Les chanteurs ont toute une équipe : arrangeur, maison de disques, etc. Je ne fonctionne pas du tout de la même façon qu'eux. Le fait que j'enregistre chez moi – je sais parfaitement que beaucoup font pareil –, n'est qu'une infime partie de la différence. Il faudrait tout Keyboards pour la raconter…
Parlons un peu de de ton prochain disque…
Je n'en ai pas sorti depuis à peu près dix ans. Il revêt donc énormément d'importance à mes yeux. Je veux vraiment pouvoir en être content sur la plan du son. J'aime le son, il fait partie de ma vie. Je ne parle pas des chansons, ni des textes : j'écris sans arrêt. Ce ne sont parfois que quelques lignes, notées au milieu de la nuit. Le « matériel » ne manque pas ! J'ai même en projet de sortir un bouquin avec ce que j'ai écrit comme ça. J'aime écrire. Je me suis rendu compte, arrivé à cinquante ans, que l'écriture m'excitait vraiment. C'est quelque chose de passionnel, qui fait mal…
Pour en revenir au matériel, j’ai cru comprendre que tu te servais beaucoup d'échantillonneurs ?
J'étais le roi du sampling. J'ai tout eu : l'E-mu II, le Prophet 3000, et même le Fairlight III, pendant quinze jours, à l'essai. Je me suis dit que ce n'était pas le moment, que tout pouvait vraiment trop bouger, et effectivement, quand on voit un appareil comme le S3200… Je suis passé par la série Akai : qu'est-ce que j'ai pu faire avec le S900, puis avec le S1000. Les disquettes m'ont rendu marteau, j'en ai je ne sais combien… Maintenant, j'ai tout transféré sur disques optiques.
J'adore le sampling. J'ai passé dix ans de ma vie à échantillonner. J'enregistre aussi beaucoup d'émissions, Ramdam ou des choses comme ça : dedans, on trouve toujours des sons intéressants. J'ai des quantités de DAT, tout sur les Ferrari, les Cadillac, des bruits de démarrage comme ceux de la Harley. Certains sons font des rythmiques superbes.
Ecoute ça par exemple (Christophe insère une cassette dans son DAT, une maquette du nouvel album, NDLR), c'est une chanson à base d'ambiances d'usine, d'automobiles. Au départ, j'étais parti sur de beaux sons de synthés. Une fois le morceau presque terminé, j'ai décidé de le casser, de le broyer… Bien sûr, j'ai conservé des nappes, mais en y superposant des bruits plus technologiques, pour évoquer des ouvriers en train de travailler, de fabriquer quelque chose. J'ai repiqué tous les sons sur DAT, dont quelques-uns la nuit, dans une gare de triage, à Juvisy : à une certaine heure, on entend les trains crier… Ceci pour t'expliquer qu'avec les moyens dont je dispose ici, chaque chanson est traitée à son maximum.
Voilà un slow à l'italienne (même DAT, autre titre, NDLR), c'est un genre toujours difficile à traiter. Dès qu'une base de chanson existe, je cherche à lui donner toute l'esthétique qu'il faut, tous les gimmicks, toutes les nuances, pour que tout d'un coup, cela se transforme en un morceau facile, mais avec une telle « gamberge » qu'il en devient magique.
Par rapport au texte de ce slow, il y aura des bruits de moteurs. Ecoute ce son, il est fait à partir du démarrage d'une Harley Davidson, mais pas n'importe laquelle : la mienne. Je prends avec ce que j'ai, je n'ai aucune envie d'avoir dans mon disque le bruit d'une moto d'un autre… Même si les gens s'en moquent, si ça ne les intéresse pas, ma démarche va jusque-là. Il faut savoir que j'ai envie d'aller aussi loin. Si c'est juste pour continuer à chanter, ce n'est pas la peine…
Tu collectionnes pas mal d'objets, dont tes célèbres juke box. Est-ce pareil en audio ?
De ce côté là, il y a plus sérieux que moi. Je ne suis pas de ceux qui entassent. Tout ce que je possède ici m'est utile. Parfois, je peux avoir envie de telle ou telle vieille machine, d'un ARP Odyssey par exemple, mais bon… et puis j'ai besoin de place.
Toujours sur le plan matériel, préfères-tu certaines époques à d'autres ?
J'aime assez celle de l'arrivée de synthétiseurs comme le MemoryMoog, l'X-Pander… même avant. En fait, je n'ai aucune notion des dates.
D'autres synthés auxquels tu es attaché ?
Le Prophet VS reste mon préféré. Je l'utilise comme clavier maître, c'est lui qui dirige tout : il repose sur des roulettes, sous la console, je peux le trimballer partout. J'aime travailler au ras du sol.
Et le Wave ? N'avais-tu pas un PPG, avant ?
J'en ai même eu trois. Malheureusement, ce sont des appareils qui prennent trop de place. Le Wave est différent, mais vraiment bien.
Visiblement, la TR-808 est encore très présente sur tes chansons…
Je l'utiliserai toujours. Je me suis séparé de la Drumtracks, qui aujourd'hui me manque. D'ailleurs, j'ai l'intention d'en racheter une.
Tu es à la tête d'une énorme banque d'échantillons. Ecoutes-tu également beaucoup de sons de synthés ?
En admettant que je reçoive une banque de dix mille sons, je vais tous les passer en revue, pour finir par n'en sortir que trente. N'empêche que j'écoute les dix mille ! Dans ma vie, j'ai passé des nuits et des nuits, pendant des années, à écouter des sons…
Les nappes sont un des éléments caractéristiques de ton style. Comment sont-elles faites ?
Essentiellement à base d'analogique, de « classiques » comme le MemoryMoog. Quand je le mélange à d'autres synthés pour faire une nappe, il est toujours réglé pareil. C'est une affaire de magie culinaire, exactement comme pour un cocktail, un whisky sour qu'il faut savoir doser au millimètre. Si tu n'as pas les bons dosages, ça ne fonctionne pas.
Pour en revenir à l'album, tout ce que tu enregistres chez toi est définitif ?
Oui, à partir du moment où j'ai passé du temps dessus, ça reste. A l'exception des voix, qui ne sont que des témoins. Je les ré-enregistre en studio.
Arrive-t-il qu'un musicien vienne ici, ou un ingénieur, pour te seconder ?
Non, je fais quasiment tout.
Les guitares aussi ?
Souvent, oui. Avec des Focusrite, qui servent également pour les basses.
J'ai cru apercevoir un micro Electro Voice RE-20 ?
Je n'enregistre mes voix qu'avec ça, en le collant très près. Je ne travaille pas avec les Neumann, je ne les aime pas : ce sont des micros de chanteurs et je ne me considère pas comme un chanteur, je me considère comme un effet… C'est aussi pour ça que j'ai horreur de la télévision. Les ingénieurs font sans doute de leur mieux, mais ils n'ont pas le temps de fabriquer un son, de peaufiner tel effet pour tel chanteur, tel effet pour tel autre. Je préfère le playback. Chaque chanteur a besoin de retrouver son univers : il faut que le public en soit conscient.
Quels effets rajoutes-tu sur ta voix ?
Tout dépend des chansons. J'aime les voix trafiquées, parfois au point de couper la voix, de ne laisser que le trafic. J'ai toujours cinq ou six départs auxiliaires avec différentes réverbs, différents délais. Par contre, je ne me sers jamais des correcteurs de la console : j’insère des égaliseurs Focusrite.
Tu mixes à l'extérieur, je présume ?
Absolument. Au mixage, la magie du studio m'attire.
Sais-tu déjà où tu iras, avec qui tu mixeras ?
J'aimerais bien travailler avec Claude Wagner, l'ancien preneur de son de Pathé Marconi. C'est une pointure. Ceci dit, en France, j'ai perdu les gens de vue depuis un moment. De toute façon, j'irais certainement à ICP , avec un anglais. Là- bas, ils ont une vieille Neve : ce sont des consoles que j'adore, qui sonnent vraiment bien. J'aime également beaucoup les MCI.
En dehors de la voix, lorsque tu pars mixer avec tes bandes, les morceaux sont-ils complets, ou reste-t-il à enregistrer quelques overdubs ? Feras-tu venir des musiciens ?
J'ai l'intention de prendre un batteur, sans doute un guitariste, et évidemment, un pianiste. Pour moi, un piano doit être joué. Je n'en charge jamais dans mon sampler. Peut-être irais-je aussi enregistrer des cordes en Australie.
Pourquoi un batteur, alors que tu utilises pas mal de boîtes à rythmes ?
Dernièrement, un batteur est venu rajouter de vrais charleys, par dessus une boîte : je trouve ça très complémentaire. C'est autre chose, une autre peinture. Picasso ne peint pas comme Renoir ou Van Gogh…
Lorsque d'autres viennent jouer sur tes morceaux, as-tu déjà des pistes « témoins » sur la bande, pour les guider ?
Rarement. Je préfère imaginer les parties, attendre la dernière minute.
As-tu déjà sélectionné des musiciens ?
Non. J'aimerais bien avoir Robert Cray, rien que pour le plaisir de le rencontrer et qu'il me joue quelques notes. Ou pourquoi pas Jimmy Page : ce sont de grands guitaristes qui restent… Côté synthés, Martin Rev, le clavier de Suicide, me plaît bien…
Son jeu est pourtant très minimal…
C'est vrai, mais le son va partir dans un effet, puis dans un autre, et d'une simple nappe, ça se transformera en voile…
Composes-tu toujours des musiques de films ?
Non, je n'en fais plus depuis longtemps. En France, à moins de tomber sur un amoureux du son, un type comme Godard par exemple, il est impossible de travailler sérieusement. Les gens du cinéma sont spéciaux, et si c'est pour pondre de la musique au mètre…
Quels conseils donnerais-tu à ceux qui travaillent chez eux, en home studio ?
Qu'ils aillent jusqu'au bout. Celui qui a besoin d'un studio chez lui est quelqu'un qui vit l'instant au niveau de la création. Une idée peut surgir à n'importe quel moment, et il l'enregistre… Techniquement, ce n'est pas la peine de lutter, il sera toujours un cran en dessous des gros studios : quand tu penses que mes Focusrite coûtent plus cher que ma console… mais c'est un top !
Après cet album, quels sont tes projets à venir ?
Si j'ai la chance qu'il marche, qu'il soit bien perçu, je me dirigerais vers quelque chose de radicalement différent, je ne sais d'ailleurs pas exactement quoi. Musicalement, je suis très attiré par les mélodies, j'adore. J’en écoute toute la journée. Alan Vega est mon chanteur préféré, et Suicide, mon groupe préféré. David Bowie, Lou Reed… ont eux aussi des mélodies qui tuent. Sans doute irais-je dans ce genre de direction… Peut-être même me mettrais-je à chanter des chansons de Vega… L'essentiel est de faire les choses avec passion, et de les faire tout de suite, car le temps passe vite…
LISTE DU MATERIEL |
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Interview réalisée par Christian Braut en février 1994 (Keyboards Home Studio n°19).