Il a rencontré Barbara avec qui, entre autres, il a chanté Le vivant poème, aujourd’hui, il chante le poème Sensation de Rimbaud. Des rêves et des espoirs, Jean-Louis Aubert en a plein la tête et de l’amour, il en a plein le cœur. L’ex-chanteur de Téléphone n’oublie jamais de rester émerveillé.
Idéal standard est un titre particulièrement bien trouvé, qui donne à réfléchir. Peut-on l’appliquer aux « marchands de disques » qui, dit-on, ne favoriseraient pas vraiment la création ?
Je crois que ce sont les marchands en général. C’est surtout un peu dangereux quand ils proposent eux-mêmes leurs idéaux ou leurs standards. Il ne s’agit pas que de musique, c’est plutôt un idéal de vie, idéal de beauté, idéal de richesse, idéal de bien-être… C’est certainement ce qui embrouille le boulot des créateurs et de ceux qui écoutent.
Le problème, c’est que l’individu n’est pas inclus dans ces idéaux standardisés… Et justement, ce que les chanteurs ont d’amusant en général, c’est qu’ils sont tous un peu spéciaux. C’est pour ça qu’on les aime et qu’on s’y attache, donc cela aurait tendance à éliminer les différences, pire, on en fait des écoles, un apprentissage de la soumission. Ça n’aide pas.
Malgré tout, quand il y a action, il y a réaction. Je pense qu’il n’y a jamais eu autant de talent que maintenant finalement. Mais ça marche comme ça dans les autres métiers aussi, la nourriture, l’agriculture. Le monde marchand décide des passions que les individus doivent avoir et essaye de les imposer pour vendre ses propres produits.
C’est peut-être de notre faute, nous n’avons peut-être pas reconnu assez tôt que nous étions dans un monde marchand. Après mai 68, les créateurs n’étaient pas des marchands, on faisait comme si on ne vendait pas, on a laissé libre-cours à une autre idéologie. Aujourd’hui, on devrait être plus décontracté et dire « Oui, on est des produits, oui, on se vend, mais nous, nous essayons de conserver un cœur qui bat dans nos produits, comme celui qui fait bien ses chèvres ! » Nous avons cette envie-là, tout le monde voudrait bien être passionné un peu plus par son travail.
Tu as dit : « On dirait que la scène fait oublier les douleurs. » Pour le public, c’est pareil, on oublie nos douleurs quand on va à un concert…
Oui, c’est une sorte de catharsis, je pense. C’est vrai, c’est un moment privilégié, donc toute l’énergie est dirigée en surface par ce moment. Du coup, on a moins mal. On voit bien des artistes qui montent sur scène et qui sont pendant deux heures à ce qu’ils font, alors qu’il y a des chagrins, des décès autour d’eux.
Comme toi, en décembre 1997 sur la scène de l’Olympia alors que Barbara était partie depuis peu. Tu étais bouleversé, mais sur scène. Peux-tu nous parler de cette rencontre aujourd’hui ?
La première chose qui me vient à l’esprit, c’est que j’ai beaucoup ri. C’est marrant ! On a beaucoup rigolé, j’ai trouvé une copine. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle parte si vite parce qu’elle s’occupait plus de ma santé que de la sienne apparemment.
Heureusement, j’ai rencontré Barbara sans bien la connaître, sinon, j’aurais sûrement été trop… respectueux, peut-être qu’elle n’aurait pas aimé ça.
Elle est sortie de chez elle et est venue au studio avec nous. Elle a beaucoup bricolé parce que c’était une femme musicienne. Ce sont les derniers chevaliers, des gens du xixe siècle, comme Gainsbourg… C’est très particulier, cette espèce de détachement qu’ils ont. Je crois que j’ai rencontré quelqu’un d’heureux, elle n’arrêtait pas de me répéter qu’elle était vraiment heureuse…
C’était un ange que j’ai appris à connaître. Je piquais des albums chez elle, je les réécoutais en rentrant de Précy. Ce personnage prenait de plus en plus d’importance. C’est curieux, pour moi, c’est un peu elle, l’aigle noir dans ma vie. C’est un ange noir de couleurs. Elle avait quelque chose d’angélique et je crois que pour la première fois, j’ai cessé d’être orphelin. J’ai trouvé une chanteuse avec qui je m’entendais bien. Comme elle m’a dit, elle était rock aussi, dans son attitude, dans son choix de ne pas trop apparaître dans les médias. Elle était séduite par une quantité de gens différents, tout en étant dans son coin. C’est très important pour l’écriture ; nous avons fait nos albums en parallèle et avons beaucoup échangé sur ce sujet. Finalement, elle a fini par faire son album plus vite que moi ! J’étais sidéré ! Quand je l’ai rencontrée, il n’était même pas question qu’elle en fasse un. Elle m’a beaucoup donné confiance en moi.
Que ressent-on sur scène, au fil des années et des tournées ?
La scène, c’est un lieu de rêves. On est un peu différent de soi, mais c’est normal. Le tout, c’est d’y aller. C’est comme monter sur un plongeoir, à un moment, il faut avoir le courage de plonger. Il suffit de mettre un pied en avant et après, essayer d’être un minimum gracieux et de ne pas faire un plat ! Il y a cette forme d’urgence qui fait que, une fois passé ce cap et ce trac qui, finalement, agissent comme un lance-pierre, une fois qu’on y est, il faut bien faire quelque chose. C’est là qu’on se transfigure légèrement. Ou alors, peut-être que c’est une partie de soi qui a du mal à s’exprimer le reste du temps.
Chaque concert et chaque tournée sont différents. Ce qui est certain, c’est qu’il faut rester très en alerte, quitte à faire des surprises au groupe ou aux techniciens. Les tournées sont comme un long rouleau qu’on déroule et que l’on coupe en tranches. C’est vrai que chaque soir, on est très absorbé, mais souvent, les choses que l’on croit le mieux connaître, on commence à les jouer moins bien. Tandis que les choses qui posent problème, on y est très attentif. Elles finissent par être très bien en milieu et fin de tournée. Il faut donc toujours rester attentif à ce que l’on croit savoir. Refuser ce qu’on croit savoir pour réécouter. Le meilleur moyen, c’est d’essayer de marquer chaque jour d’une pierre blanche, comme un message qu’on envoie : « Ce soir, ce n’est que pour ce soir, on ne pense pas au lendemain ! » C’est cette forme d’oubli et d’abandon qui est très bien. Ça peut arriver en studio aussi au moment d’une prise, mais il y a tellement de réécoutes après.
De Rimbaud, vous avez repris le poème Sensation…
Je ne sais pas si je l’ai repris ou si je l’ai pris ! [rires !] Je l’aurais repris s’il avait écrit des chansons.
Exact, tu as raison ! Pourquoi « prendre » un poème ?
Je voulais faire une musique pour un film de Corto Maltese qui récite tout le temps du Rimbaud. Alors, je ne sais pas, c’était curieux… Est-ce à cause de ma voix, ou de la manière que j’ai d’être dedans quand je sors un texte, mais je n’avais rien d’autre à dire de mieux que ce poème de Rimbaud. La chanson n’a pas été prise pour le film, mais le fait qu’elle puisse être chantée, je me suis dit que ça valait le coup que ce soit entendu. Tout d’un coup, il n’y avait plus de siècles, plus de nom. Pour les gens qui ne savent pas que c’est du Rimbaud, cela ne leur saute pas aux oreilles, ça ne fait pas classique. Je trouvais qu’il y avait quelque chose de magique, une manière de faire des sauts dans le temps et de lui dire : « Tu aurais sûrement été chanteur si tu avais vécu à notre époque ! »
C’est bon de sortir ces gens qui sont enfermés dans les placards de la poésie. C’est curieux que l’école n’arrive pas à nous faire comprendre, à nous comme aux enfants des cités ou même aux jeunes bourgeois, qu’ils ont été vivants, rebelles, pauvres, qu’ils ont été détestés par le monde entier. Rimbaud, c’était les Sex Pistols, ce sont des gens qui ont mis le foutoir, comme Victor Hugo, qui ont été jeunes. Maintenant, ils sont sur des billets de banque, ils sont barbus, on nous les présente comme des cadavres. Un enfant ne peut pas y croire. Allez offrir à un môme de dix-sept ans un bouquin de Rimbaud… Il préfère Harry Potter.
C’est peut-être un langage à réapprendre parce qu’il est d’une autre époque, mais d’une époque avec des gens vivants qui faisaient l’amour, qui mangeaient bien, se défonçaient… Dès qu’on comprend que c’est vivant, ça devient autre chose.
Dans La lettre du voyant, Rimbaud a écrit : « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » Tu te qualifies de « vagabond de l’esprit ». Ce sont deux esprits poètes qui se rencontrent ?
Je ne sais pas si j’ai dit « vagabond de l’esprit », mais ça ressemble tellement au Bateau ivre ![rires !] C’est ça, parce qu’il a vécu sur des rapides, tellement rapides qu’il a arrêté à dix-neuf ans. Je serais plutôt un traverseur de rive à rive. J’ai choisi un endroit du fleuve un peu moins rapide et je suis quand même là au rendez-vous pour l’interview, chose qu’il n’aurait pas fait, je pense. Il serait déjà parti en Afrique ! Il était très doué et très jeune, donc tout ce monde des poètes de la fin du xixe devait lui paraître un peu plat, un petit peu redondant. Il y a de ça, un dérèglement ou réactivation des sens, mais pas que dans la poésie. Il y a pas mal de découvertes scientifiques ou même des choses politiques qui viennent par un dérèglement ou des visions, un coup de folie ou une illumination, comme pour Rimbaud.
Dites-moi - Quel(le) est…
La chanson que vous auriez aimé écrire ?
Happiness is a warm gun (The Beatles).
La chanson méconnue de votre répertoire que vous voudriez défendre ?
Le taxi las sur l’album Un autre monde.
Le(la) chanteur(euse) que vous auriez voulu être ?
On ne peut pas être quelqu’un d’autre…
Le premier disque que vous avez acheté ?
Communication breakdown de Led Zeppelin. Enfin, je l’ai volé en fait !
Le concert qui vous a marqué ?
The Who, la tournée Tommy au Théâtre des Champs-Élysées en 1969.
La chanson de vos dix-huit ans ?
I’m free, des Who dans Tommy. Ah non, c’était un peu plus tard… Peut-être Jumping jack flash des Rolling Stones. Que des chansons anglaises, je suis désolé !
Le duo (même virtuel) que vous aimeriez faire ?
Une radio en a fait un sur Je suis venu te dire que je m’en vais avec Gainsbourg. C’était très bien, je crois qu’on aurait pu le faire. Avec Barbara, on a enregistré Vivant poème. Sinon, un duo avec Dylan, mais je ne le vois pas faire des duos… c’est marrant ! Avec Lennon, j’aurais bien aimé.
Le tube que vous détestez ?
Il y en a beaucoup… Je te survivrai, c’était assez insupportable (Jean-Pierre François). Je ne suis jamais descendu à fond dans la chanson, peut-être qu’elle était intéressante…
La chanson que vous écoutez lorsque vous avez le blues ?
Redemption song de Bob Marley.
Propos recueillis par Maritta Calvez en janvier 2006 (magazine Chanson Mag n°2)